Pour soutenir mon idée, trois remarques préalables très importantes :
1) Varsovie n'est pas un des objectifs de l'opération "Bagration" et rien n'a été préparé coté soviétique pour exploiter ou prendre une ville d'une telle taille au bout de leur progression (les plans montrent plutôt une volonté d'encerclement). Au passage on relèvera que c'est un réflexe classique : Eisenhower n'avait pas prévu de s'engager dans la libération de Paris. Comme les américains, la Stavka préfère des objectifs militaires aux cibles politiques (même si à un échelon inférieur les Maréchaux feront une "course aux villes" parfois au mépris de l'intérêt militaire).
2) l'Armée secrète polonaise (l'AK) a mis en place avec le gouvernement en éxil à Londres un plan secret (le plan "Burza") qui prévoyait des soulèvements après le départ des allemands afin de restaurer la souveraineté polonaise AVANT l'arrivée de l'Armée Rouge. ce plan a été étendu en juillet 44 à Varsovie alors qu'au départ il n'en était pas question. ce plan secret a été caché aux Alliés et aux russes. Il n'y avait donc aucune coordination avec l'Armée Rouge et l'AK, bien au contraire. Le soulèvement de Varsovie a été décidé à la dernière minute sans préparation et alors que toutes les armes n'ont pas été reçues (les polonais n'eurent que 12h de mobilisation), et il y eut de nombreux problèmes de ravitaillement des armes. Sur un plan tactique cette action menée en dépit du bon sens (les vétérans polonais parlent d'action "suicide" avec un fusil pour 3 hommes et des munitions pour 1 fusil sur deux seulement... faite le calcul
), mais c'est avant tout un acte politique.
3) Staline a tiré profit de l'écrasement du soulèvement de Varsovie pour asseoir l'autorité du comité polonais communiste et à terme exclure le gouverment exilé à Londres, qui a perdu la plupart de ses cadres sur place lors du carnage qui a suivi l'écrasement de Varsovie, c'est évident. Mais cela ne veut pas dire qu'il y a eut un ordre d'arrêt (dont on n'a aucune trace). L'analyse a postériori des
conséquences ne prouvent rien quant aux
intentions des acteurs de l'époque. La citation de HEIMDAL ne dit pas autre chose : les russes en ont tiré un bénéfice politique (c'est évident et incontestable), mais ils ne sont pas responsables du désastre de l'écrasement de l'insurrection.
Maintenant reprenons le fil des opérations militaires :
Juillet 44, "Bagration" est en pleine phase d'exploitation, même si l'avance se déroule à des vitesses différentes selon les endroits.
Model vient d’être désigné pour reprendre en main les troupes allemandes en pleine débâcle le long de la Vistule qui est rapidement franchie. Dans la région de L’vov, les allemands contre-attaquent pour réduire les têtes de pont soviétique à l’ouest de la Vistule, mais malgré de très durs combats (notamment du 24 Panzerkorps), c’est un échec.
Alors que Minsk tombe, l’attaque soviétique qui a marqué une pause reprend le long de l’axe de L’vov, mais aussi par une poussée sur l’axe Kovel-Lublin. Ces attaques sont immédiatement des succès, car l’attention des allemands a été attirée par des feintes (les 9-10 juillet) sur d’autres points et surtout parce que plus au sud l’offensive générale de Konev est en plein succès.
Le 18 juillet 1944, la 47ème armée (général Gusev) et la 8ème armée de la Garde (général Chuikov) percent les défenses allemandes et atteignent le Bug dès le 21 juillet. Le lendemain, la 2ème armée blindée (général Bogdanov) commence à exploiter vers la Vistule et Lublin, tandis que les 11ème corps blindé et 2ème corps de cavalerie de la Garde obliquent vers le nord-ouest sur Siedlce pour couper la retraite des unités de la Heeregruppe Centre qui défendent encore la zone autour de Brest-Litovsk et Bialystok.
Durant les combats, Bogdanov est blessé et remplacé par Radzievsky. Mais l’avance continue sur un rythme rapide et la Vistule est atteinte le 25 juillet (soit moins de 8 jours après le début de l’offensive
). A cette date, la 2ème armée blindée engerbe 3 corps blindés (les 3ème et 16ème corps blindés et le 8ème corps blindé de la Garde), avec un total de 377 tanks et canons autopropulsés (SU). Elle est suivie par la 8ème armée de la Garde. Des têtes de pont sont immédiatement conquises sur la Vistule (Magnuszew et Mulawy), mais c’est alors que la Stavka décide de faire obliquer vers le nord-ouest la 2ème armée blindée, en direction de Varsovie, afin de couper la retraite des unités allemandes plus à l'Est.
C’est donc à partir du 25 juillet que les tanks soviétiques engagent les unités en couverture de Varsovie, à savoir la 73 Infanterie-division (general FRONEK), et la Panzer-division Hermann Goering, qui tiennent une ligne à 40 km au sud-est de la capitale polonaise. C’est une véritable course contre la montre, Radziesky cherchant à prendre les routes passant par Varsovie avant que les unités allemandes n’aient pu retraiter.
La 2ème armée blindée est alors seule en pointe, les unités de soutien étant 50 km plus à l’est (47ème armée, 11ème armée blindée et 2ème corps de cavalerie de la Garde), bloquées par les bouchons allemands au débouché de Siedlce.
Le 29 juillet, Radziesky détache deux corps (les 8ème de la Garde et le 3ème corps blindé) vers le nord-est de Varsovie, pour tourner le flanc des défenses de la ville tandis que le 16ème corps blindé continue à s’approcher au sud-est de la ville.
C’est à partir du 30 juillet que les allemands lancent une série de contre-attaques, avec la Panzer-division HG et la 19. Panzer-division, contre le 3ème corps blindé, isolé et épuisé, au nord de Wolomin (à 15 km au nord-est de Varsovie). Malgré les pertes, les soviétiques tiendront durant 3 jours contre tous les assauts concentriques, et les 2 et 3 août, les allemands lancent dans la bataille les 4. Panzer-division et la Panzer-division SS Wiking, qui attaquent durement le pauvre 3ème corps blindé (qui est tout bonnement « étrillé » dans l’affaire), ainsi que le 8ème corps blindé de la Garde du général Popov, qui est parvenu dans l’intervalle jusqu’à 20 km à l’est de Varsovie.
Ce n’est que le 5 août que les unités de la 47ème armée arrivent, et relèvent la 2ème armée blindée qui se retire immédiatement. Mais la 47ème armée, composée de 3 corps d’infanterie doit tenir un front de plus de 80 km à l’est de Varsovie, et ne peut poursuivre l’avance vers la capitale et la rivière Narew.
L’opération soviétique a échoué, et les unités allemandes plus à l’Est conservent une liaison avec leurs arrières. Dans l'intervalle "Bagration" a permis de faire un bond de plus de 300 km, de détruire plus de 30 divisions allemandes, la Heeregruppe Centre étant anéanti, la Wehrmacht a subi sa plus grave défaite, avec plus de 455.000 hommes tués ou capturés.
C’est dans l’intervalle, le 1er août que l’insurrection est lancée.
A cette date, les soviétique n’ont pas les moyens d’avancer sur Varsovie, et ne pourront envisager de reprendre l’avance que débuy septembre, avec l’arrivée sur le front de la 1ère armée polonaise du général Berling (arrivée le 20 août). La rivière Bug ne sera franchie que le 3 septembre, mais la Narew, atteinte dès le lendemain, ne sera franchie que le 6 septembre. Ce n’est que le 13 septembre que les éléments de tête de la 47ème armée atteindront la banlieue est de Varsovie dévastée (rasée à plus de 75 % sur ordre d’Hitler), quartier appelé « Praga », sans pouvoir progresser plus avant.
A noter que les polonais lanceront une offensive le 16 septembre vers Varsovie, à travers la Narew, mais malgré leur motivation à libérer leur capitale, ce sera un échec et le 23 septembre, ils seront retirés derrière la Vistule. L’insurrection capitule le 2 octobre, et il faudra 3 mois pour que les stocks accumulés soient suffisants pour la reprise de l’offensive à travers la Vistule.
En conclusion, une attaque début août vers Varsovie aurait supposé une réorientation complète de l’effort général soviétique vers le Nord (à cette date les armées Koniev s’enfonce vers l'Europe centrale et les Balkans).
Les alliés ont souhaité pouvoir envoyer du soutien et du matériel aux insurgés assiégés dans Varsovie, mais Staline a d’abord refusé de leur donner accès aux aérodromes en territoire occupé par ses forces. Ce serait la seule preuve réelle d’une volonté de laisser l’insurrection se faire écraser, mais il faut replacer cette décision dans son contexte : les Alliés viennent de refuser l’accès aux aérodromes d’Italie aux avions russes voulant parachuter du matériel aux maquis de Tito.
En outre, ce refus sera levé par la suite, et les Alliés parachuteront du matériel, dont les ¾ tomberont directement aux mains des allemands, fournissant aux troupes faisant face aux soviétiques un appoint logistique qui sera immédiatement réutilisé. Les soviétiques observent ainsi le 18 septembre un largage à 4.500 mètre d'une centaine de B-17 de 230 containers qui vont se disperser jusqu’à 40 km autour de Varsovie (rapport du chef du 1er front Biélorusse, Rokossovski du 21 septembre au Chef Suprême Semenov – surnom de Staline
)
Enfin, l’aviation soviétique soutiendra elle aussi les insurgés en leur envoyant du matériel à partir de la mi-septembre, mais pour être sûr de ne pas voir les allemands le récupérer, ils procèderont par lâcher de palettes en vol rasant à faible vitesse (système plus dangereux, et permettant moins de quantité, mais très précis).
Il existe de nombreux rapports de cette période, des officiers en charge des unités le long de la Vistule, sur la situation à Varsovie, et à aucun moment, il n’est question d’un ordre de la Stavka leur enjoignant de s’arrêter.
Enfin, les pertes de la 2ème armée blindée entre le 20 juillet et le 8 août sont les suivantes :
155 T-34, 48 M4A2, 4 IS-2, 3 Mk-9 Valentine, 18 SU-85, 15 Su-76
dont 101 tanks et 13 canons automoteurs entre le 1er et le 10 août.
Cela fait plus de 64 % de pertes, dont 30 % lors des combats défensifs face aux contre-attaques de 4 Panzer-divisionen (1-10 août). Au moment où l'insurrection se déclenche, les soviétiques ne sont donc pas "à la fête" et n'ont pas les moyens d'avancer (ils tiennent déjà leurs positions difficilement).
Voici les éléments qui me permettent de penser que l’assertion selon laquelle les forces soviétiques se sont arrêtées et sont restées « l’arme au pied » à 20 km de Varsovie le temps que les allemands « finissent » le travail, n’est pas correcte historiquement.
Au risque de me répéter, les opérations militaires sont une chose sérieuses où rien ne se décide à la légère. Où est l'ordre de la Stavka d'arrêter les unités devant Varsovie ? quand a-t-il été donné ? à qui ?
Aujourd'hui les archives de l'Armée Rouge sont ouvertes, et les chercheurs n'ont rien trouvé, bien au contraire...
Cordialement,
CM