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 Representation artistique de la Guerre

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naga
Feldmarshall
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naga


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MessageSujet: Representation artistique de la Guerre   Representation artistique de la Guerre Icon_minitimeSam 23 Avr 2016, 23:26

Comment les specialistes des sciences humaines, mais aussi les ecrivains, les peintres, les photographes ou les cineastes ont-ils traduit l'extraordinaire carnage de ce premier conflit mondial ?
Et quelles ont ete les grandes evolutions dans la facon de comprendre et de rendre compte de la violence de guerre en general ?
L'historien Stephane Audoin-Rouzeau, dont le livre "Combattre" est paru il y a quelques semaines, et l'ecrivain Jean Rouaud, Prix Goncourt en 1990 pour "Les Champs d'honneur", en debattent.


Dans votre dernier livre, Stephane Audoin-Rouzeau, vous traitez de l'incapacite des historiens ou des anthropologues a traiter de la violence de guerre. Comment expliquer ce silence ?

Stephane Audoin-Rouzeau : Il est indiscutable que notre comprehension de la Grande Guerre doit plus a la litterature, a l'art ou a la peinture qu'aux sciences humaines et sociales, qui auraient du pourtant etre les premieres a s'en emparer. C'est en ce sens que les parcours d'historiens, d'anthropologues, de sociologues marques par l'experience du combat m'ont tellement intrigue. Norbert Elias, Marcel Mauss, Marc Bloch, meme si ce dernier l'a evoquee de facon detournee dans "Les Rois thaumaturges" puis dans "L'Etrange Defaite", n'ont jamais parle directement de leur experience de 14-18. Le cas le plus frappant est celui de l'historien Pierre Renouvin. Ampute d'un bras, il consacre toute son oeuvre, dans les annees 1920 et 1930, a l'etude de la guerre, qu'il enseigne a la Sorbonne, mais il trouve le moyen de ne jamais evoquer la sienne ! Dans ce cas precis, ce n'est plus un silence, c'est un veritable deni. D'une maniere generale, les " academiques ", dont le metier serait de voir, tres souvent ne voient rien ! Et pour dire les choses brutalement, s'ils ne voient rien, c'est qu'ils ne sentent rien. C'est leur grande inferiorite par rapport aux ecrivains.


Jean Rouaud : Ne sentent-ils vraiment rien ?

Les historiens ont surtout subi ce que Georges Duby appelait " la loi d'airain du positivisme ". Cette derniere evacuait comme non scientifique tout ce qui relevait de l'emotion ou de la poesie. La cesure entre le romantisme et le positivisme est intervenue au milieu du XIXe siecle, et tout le monde a bascule. Flaubert, par exemple, qui se definissait lui-meme comme un vieux romantique, se sent alors oblige d'ecrire un roman a la Balzac. Il va donc vers Madame Bovary alors que sa propension le pousse plutot vers La Tentation de saint Antoine, c'est-a-dire vers le grand recit lyrique. On le voit aussi chez Zola, qui fait passer la verite avant le style, avant la poesie. La litterature se place alors dans le champ de la science. Elle saura heureusement en sortir.

S.A.-R. : Vous avez raison, mais je le formulerais autrement. Chez les historiens, toute etude des affects est extremement difficile. Cela dit, il ne faut pas etre trop indulgent avec la corporation des specialistes des sciences humaines et sociales.
Un exemple : en 1989, sort le film de Bertrand Tavernier, La Vie et rien d'autre, qui met en scene, en 1920, deux femmes a la recherche d'un homme disparu pendant la guerre. L'annee suivante parait votre livre, Les Champs d'honneur. Deux oeuvres sur le deuil. En 1992, avec la creation de l'Historial de la Grande Guerre a Peronne (Somme), nous avons essaye, notamment avec Jean-Jacques Becker, de promouvoir une histoire culturelle de la Grande Guerre et de ses representations. Quand j'ai lu Les Champs d'honneur, je me suis dit : voila un romancier qui arrive a faire ce a quoi nous, historiens, ne sommes jamais parvenus. Vous aviez vu ce qu'aucun historien de la Grande Guerre, ou presque, n'avait vu.
C'est a partir de la que j'ai fait un livre sur les deuils de guerre, ou j'ai essaye, en tant q'historien, d'appliquer un regime de verite au deuil personnel (la souffrance intime, refoulee, enfermee), oublie au profit du deuil collectif (les monuments aux morts, les ceremonies, etc.). Le deuil personnel, on ne l'avait pas vu, en tout cas pas etudie.
Les romanciers ou les peintres sont peut-etre plus a l'aise pour travailler sur le deuil, le chagrin ou l'attente, c'est-a-dire sur l'impalpable, alors que l'historien, lui, doit s'appuyer sur des sources dont il a traditionnellement tendance a se mefier.


S.A-R. : Oui, mais on s'en mefie moins qu'avant. Je pense a Alain Corbin, historien du sensible, qui a montre comment utiliser les sources intimes. Au musee Galle, a Creil, dans la chambre de Maurice Galle, mort a la guerre, tout a ete conserve en l'etat et amenage en sanctuaire pour le deuil de ce fils unique. Eh bien, ce sanctuaire est une source. Le probleme est donc de sortir d'un certain type de documents trop conventionnels.


J.R. : Les historiens ont effectivement mis du temps pour quitter l'histoire evenementielle et passer a l'histoire culturelle. Au coeur de cette histoire evenementielle, il y avait la bataille.
Les historiens qui ont fait la guerre de 14-18 ont vu les tableaux de Meissonier, admire par Van Gogh, qui avait entrepris de peindre l'histoire dans de grands tableaux. Il faut se rappeler que, dans la hierarchie artistique, les peintres d'histoire figuraient tout en haut, ils incarnaient " le grand genre ", alors que tout en bas, au rayon des fruits et des fleurs, etait relegue Chardin. Quand Meissonier entreprend de peindre toutes les batailles napoleoniennes, il en offre une representation heroique ou ne figure aucun effet de panique. La photographie va commencer a modifier cette representation de la bataille heroique, avec les photos sur la guerre de Crimee, mais aussi, et cela va secouer l'Amerique, celles de Mathew Brady sur la guerre de Secession. Pour lui, la guerre, ce sont aussi les cadavres, qui ont l'avantage de ne plus bouger, ce qui est commode compte tenu des temps de pose qu'il etait alors necessaire d'observer.
La vision des premiers cadavres provoque un choc considerable. Et Brady sera accuse de demoraliser les troupes et la nation. A chaque fois qu'on montre l'horreur, on est d'ailleurs accuse d'en etre en partie responsable. Ainsi, la difference entre la bataille traditionnelle et la bataille moderne, c'est l'homme debout face a l'homme couche qui se terre dans les tranchees. Au temps de la bataille heroique et esthetique, c'etait le general Murat disant d'une charge qu'elle etait magnifique.
Il faut imaginer plusieurs milliers de chevaux emportant dans leur galop autant de cavaliers sabre au clair, vetus d'extravagants uniformes d'operette, bousculant la ligne de canons adverses : ca avait de la gueule ! Ce qui ne sera plus le cas en 14-18.

La guerre de secession (1861-65). Photo de Mathew Brady. - DR

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Des peintres ont avoue leur incapacite a representer cette guerre...

S.A.-R. : Sur le champ de bataille de Verdun, face aux cadavres et aux tetes qui sortent de terre, Fernand Leger regrette de ne pas avoir d'appareil photo, car il se dit effectivement paralyse en tant que peintre. Beaucoup d'autres, egalement confrontes a l'experience de la guerre, ont choisi de l'exprimer metaphoriquement. Peindre une ruine, c'est peindre ce qui entoure le corps humain, mais c'en est aussi une metaphore : on parle bien d'une maison " eventree "... Rien n'est plus anthropomorphique que l'arbre : il a un tronc, un pied, des branches qui figurent des membres, une seve qui symbolise le sang. Un arbre peut etre " abattu ", comme un etre humain. Les peintres, metaphoriquement, ont ainsi largement montre la violence subie sur le champ de bataille moderne.

J.R. : En 1914, on est deja a la fin de la representation figurative. La peinture a franchi le pas vers le cubisme, vers une geometrisation des formes. Les peintres ne vont pas a la guerre comme ils y seraient alles en 1870. Ils arrivent avec une peinture en morceaux. La deconstruction artistique correspond a la deconstruction de la guerre, a la violence meme de la guerre.

S.A.-R. : La guerre peut en outre etre representee de facon decalee. Dans Les Champs d'honneur, Jean Rouaud la suit a travers les traces qu'elle laisse dans les memoires. Bertrand Tavernier avait fait de meme dans "La Vie et rien d'autre". Dans La Grande Illusion, un film sorti en 1937, Jean Renoir place l'action dans un camp plutot que sur un champ de bataille. C'est toujours par un pas de cote que l'on touche a l'inatteignable. Le film d'animation Valse avec Bachir fait lui aussi ce pas de cote vis-a-vis de la guerre et exprime des choses bien plus profondes sur cette experience que bon nombre de films dits " realistes ". C'est toutefois une experience isolee. La tendance profonde du cinema de guerre contemporain est d'amener le spectateur au plus pres d'une participation directe a la bataille, ce qui constitue une escroquerie, mais exprime quelque chose de fondamental sur les attentes voyeuristes de nos societes.



Quelles ont ete, entre la litterature, la photo et le cinema, les grandes evolutions dans la representation des guerres ?

J.R. : La litterature sur la Premiere Guerre mondiale a pris en compte la souffrance des corps. Celle de la Seconde Guerre mondiale porte, elle, sur les camps, allemands ou sovietiques : Primo Levi, Robert Antelme, Buber-Neumann... C'est le recit de la souffrance maximale, de la violence infligee aux corps qui fait se rejoindre les deux litteratures et qui aboutit a Auschwitz. En ce qui concerne les images, on a tous en memoire celles de la Premiere Guerre, qui, en noir et blanc, instauraient une sorte de mise a distance. En les voyant, parce qu'elles apparaissent lointaines, on croit au passage definitif de la guerre a la paix. En revanche, avec les photos en couleurs de la Seconde Guerre, on a l'impression que c'est du Lelouch, que c'etait juste hier. Elles rappellent que l'Europe d'aujourd'hui, meme si elle met en avant ses valeurs de paix, a toujours ete un immense champ de bataille.

S.A.-R. : Le questionnement des photographes, conscients qu'on puisse les accuser de fascination pour l'horreur, n'est pas si eloigne de celui des historiens : qu'a-t-on le droit de faire avec le fait guerrier ? Ils s'entourent parfois de precautions semantiques en precisant qu'ils photographient la guerre pour mieux l'empecher, ce qui est evidemment absurde. Photographier la guerre, meme dans ses pires atrocites, la peindre, la raconter de toutes les manieres, ne peut pas l'empecher. Celui qui parle de la guerre est toujours plus ou moins soupconne d'annoncer la catastrophe, accuse de complaisance, donc de complicite avec les tueurs et les bourreaux. Les seuils de sensibilite a la violence evoluent constamment. Nos societes disent ne plus vouloir tolerer les morts massives au combat. Le retour d'Irak des cadavres americains est dramatise. Mais en meme temps, regardez l'incroyable violence des jeux video qui se deversent massivement, et de facon parfaitement legale. Regardez la percee d'un jeu comme le paint-ball. Ceux qui s'y adonnent depassent le symbolique pour entrer dans le mimetisme. On pourrait dire que ces jeux sont autant de catharsis d'une violence ainsi detournee. Je crois, bien au contraire, qu'il s'agit pour nos societes de s'entrainer continuellement, de se preparer a des passages a l'acte violents. Nos societes restent profondement fascinees par la guerre, mais elles repugnent a se l'avouer. D'ou une contradiction majeure : la paix est louee comme fondement de l'Europe, mais ces proclamations sont deconnectees d'aspirations plus profondes qui, elles, restent indicibles. Et le travail des sciences sociales est d'aller les regarder de pres.

La disparition du dernier poilu, Lazare Ponticelli,relegue-t-elle definitivement la guerre de 14-18 dans l'Histoire ?

J.R. : Les anciens combattants n'etaient plus vraiment les depositaires de la memoire de la guerre, car, tres souvent, ils n'en parlaient pas. Ce qui est stupefiant, c'est que, pres d'un siecle apres, on en est encore a comptabiliser les pertes, comme si on n'en avait pas fini avec 14-18. Sur le monument aux morts de mon village, Cambon, en Loire-Atlantique, des noms ont longtemps ete rajoutes a la liste deja longue de ceux qui avaient ete recenses. Personne ne sait exactement combien il y a eu de morts a Cambon, ce qui n'est pourtant pas hors d'atteinte a l'echelle d'un village. Et on ne tient pas compte de ceux qui sont morts dix ou quinze ans apres des suites de la guerre, ou qui sont morts socialement, comme le heros du film de Tavernier, le capitaine Conan, qui verse dans l'alcoolisme. Qui dit que Lazare Ponticelli est le dernier mort, alors qu'il doit bien rester des survivants centenaires en Afrique ? Je trouve choquant cette facon de fermer le ban.

S.A.-R. : Lazare Ponticelli, dernier combattant francais officiel, etait italien, volontaire de guerre sous l'uniforme francais. Cela nous rappelle ce qu'a ete le volontariat d'une partie des jeunesses europeennes au debut du premier conflit mondial. La Grande Guerre va-t-elle basculer dans les evenements " morts ", comme la Revolution francaise, au sens ou elle ne mobiliserait plus les affects des contemporains ? Pour l'instant, la Grande Guerre reste tres vivante. En France et, plus encore, dans la societe anglaise. Le 1er juillet dernier, lors de la commemoration des batailles de la Somme, j'ai ete stupefait de l'intensite commemorative de la part de certains Britanniques presents. Quand cela va-t-il s'estomper ? On ne saurait le dire, cela dependra des evenements a venir. L'Histoire, on le sait, a beaucoup plus d'imagination que les historiens.

Propos recueillis par Gilles Heure Telerama no 3069


Stephane Audoin-Rouzeau, "Combattre", ed. du Seuil, 330 p., 21 EUR.

Jean Rouaud, "Les Champs d'honneur", ed. de Minuit, 188 p., 16,77 EUR.
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MessageSujet: Re: Representation artistique de la Guerre   Representation artistique de la Guerre Icon_minitimeDim 24 Avr 2016, 10:11

Excellent article qu'on pourrait commenter, à notre niveau (nous ne sommes ni historiens ni anciens combattants de quelque guerre que ce soit), des pages entières.
J'ai connu étant jeune plusieurs anciens de la Grande Guerre.
Comme dit plus haut, c'était tout un travail de leur arracher quelques bribes de souvenirs, tant tout était enfoui au font de leur mémoire.
Le conflit a juste 100 ans, mais il y a encore de nombreuses zones d'ombres qui attendent les historiens....
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