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 Ernst Jünger

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naga
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MessageSujet: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeVen 28 Sep - 3:48

Ernst Jünger, né le 29 mars 1895 à Heidelberg et mort le 17 février 1998 à Riedlingen, est un écrivain allemand.

Ernst Jünger Z75

En tant que contemporain et témoin de l'histoire européenne du XXe siècle, Jünger a participé aux deux guerres mondiales, d'abord dans les troupes de choc au cours de la Première Guerre mondiale, puis comme officier de l'administration militaire d'occupation à Paris à partir de 1941. Devenu célèbre après la publication de ses souvenirs de la Première Guerre mondiale dans Orages d'acier en 1920, il a été une figure intellectuelle majeure de la révolution conservatrice à l'époque de Weimar, mais s'est tenu éloigné de la vie politique à partir de l'accession des nazis au pouvoir. Jusqu'à la fin de sa vie à plus de cent ans, il a publié des récits et de nombreux essais ainsi qu'un journal des années 1939 à 1948 puis de 1965 à 1996. Parmi ses récits, Sur les falaises de marbre (1939) est l'un des plus connus1. Francophile et francophone, Ernst Jünger a vu son œuvre intégralement traduite en français et « [...] fait partie, avec Günter Grass et Heinrich Böll, des auteurs allemands les plus traduits en France2 ». Figure publique très controversée à partir de l'après-guerre dans son pays, il a reçu le prix Goethe en 1982 pour l'ensemble de son œuvre.

Extraits
Orages d'acier : journal de guerre

L’un d’eux mourut en route, mais nous l’emportâmes tout de même, car on touchait une prime pour chaque prisonnier, mort ou vif.


Dans ces jours-là, une série de violents combats aériens se déroula au-dessus de nos têtes ; ils se terminaient presque toujours par la défaite de l’Anglais, car l’escadrille Richthofen croisait au-dessus de la région. C’étaient souvent cinq ou six avions à la file qui étaient forcés d’atterrir ou abattus en flammes.


Parmi les surprises préparées pour nos successeurs, quelques-unes étaient d’une méchanceté raffinée. C’est ainsi qu’on tendait à l’entrée des maisons et des galeries des fils métalliques, presque invisibles, fins comme des crins, qui déclenchaient au moindre contact des charges d’explosifs. En de nombreux endroits, des puits étroits furent creusés dans les rues ; on y enfouissait un obus ; le tout était recouvert d’un madrier de chêne, puis de terre. Un clou, planté dans le madrier, dépassait juste au-dessus de la fusée de l’obus. L’épaisseur de la planche était calculée de telle sorte que les détachements d’infanterie pouvaient y passer sans risques, mais dès que le premier camion ou que la première pièce d’artillerie le traversait, le madrier se courbait et l’obus sautait. Les plus perfides étaient les bombes à retardement, enterrées au fond de la cave d’édifices isolés, qu’on laissait intacts. C’étaient de grosses bombes, séparées en deux parties par une cloison de métal. L’une des chambres était remplie d’explosif, l’autre d’un acide. Une fois qu’on avait dissimulé ces œufs diaboliques, l’acide rongeait durant des semaines la cloison métallique et amorçait la bombe. L’une d’elles fit sauter l’hôtel de ville de Bapaume au moment même où les autorités s’y étaient rassemblées pour célébrer par une grande fête l’entrée des troupes anglaises.


Les habitants étaient bien étonnés de voir que nous autres, simples soldats, parlions tous plus ou moins couramment le français. Il en résultait parfois des incidents fort drôles.

source
booknode.com


Dernière édition par naga le Ven 28 Sep - 4:24, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeVen 28 Sep - 3:55

A dix heures, un homme de liaison nous transmit l'ordre de nous mettre en route pour la première ligne. Un animal sauvage qu'on traîne hors de sa tanière, un marin qui voit s'abîmer sous ses pieds la planche de salut, doivent ressentir à peu près ce que nous éprouvâmes quand nous dûmes dire adieu à l'abri sûr et tiède pour sortir dans la nuit inhospitalière.

L'agitation y régnait déjà. Nous courûmes à travers la tranchée Félix sous un tir vif de shrapnells et parvînmes sans pertes à l'avant. Tandis que nous serpentions en bas, à travers les tranchées, l'artillerie roulait déjà sur des passerelles au-dessus de nos têtes, pour aller se mettre en position. Le régiment, dont nous devions constituer le bataillon de pointe, avait reçu un secteur extrêmement étroit. Tous les abris furent combles en un clin d'oil. Les isolés se creusèrent des trous dans les berges de la tranchée, afin de se protéger en quelque mesure du feu d'artillerie qui précéderait l'assaut. Après de longues palabres, chacun finit par trouver sa petite place. Une fois encore, le capitaine von Brixen réunit les chefs de compagnie pour la discussion. Quand nous eûmes pour la dernière fois vérifié la concordance de nos montres, nous nous serrâmes la main et nous séparâmes.

Je m'assis sur un escalier d'abri à côté de mes deux officiers, pour attendre l'heure H, cinq heures cinq, où devait commencer la préparation d'artillerie. Le moral s'était un peu éclairci, car la pluie avait cessé et la nuit étoilée promettait un matin sec. Nous passâmes notre temps à fumer et à bavarder. On déjeuna à trois heures, et on se tendit les gourdes à la ronde. Aux premières lueurs de l'aube, l'artillerie ennemie prit une telle activité que nous craignîmes que l'Anglais n'eût éventé la mèche. Quelques-unes des nombreuses piles de munitions dispersées à travers le terrain volèrent en l'air.

Peu de temps avant l'heure H, on diffusa le radiogramme suivant: «S.M. l'Empereur et Hindenburg se sont rendus sur le théâtre des opérations.» Il fut salué d'applaudissements.


Ernst Jünger Z76


L'aiguille avançait toujours; nous comptâmes les dernières minutes. Enfin, elle atteignit cinq heures cinq. L'ouragan éclata.

Un rideau flamboyant monta en l'air, suivi d'un rugissement soudain, tel que nous n'en avions jamais entendu. Un tonnerre à rendre fou, qui engloutissait dans son roulement jusqu'aux coups de départ des plus grosses pièces, fit trembler le sol. Le grondement mortel des innombrables canons, derrière nous, était si terrible que même les pires batailles que nous avions subies nous semblaient en comparaison un jeu d'enfant. Ce que nous n'avions osé espérer se produisit: l'artillerie ennemie se tut; elle avait été annihilée d'un seul coup gigantesque. Nous ne tînmes plus dans nos abris: debout sur les défenses, nous contemplâmes, éberlués, le mur de feu haut comme une tour, dressé sur les tranchées anglaises, et qui se voilait de nuées ondoyantes, rouges comme du sang.

Ce spectacle fut gâché par des larmoiements et une sensation de brûlure dans les muqueuses. Les vapeurs de nos obus à gaz, refoulées par le vent contraire, nous enveloppaient d'une violente odeur d'amandes amères. Je remarquai, soucieux, que beaucoup de mes hommes commençaient à tousser, à suffoquer, et s'arrachaient finalement le masque du visage. Je m'efforçai donc de retenir mes premières quintes de toux et de ménager mon souffle. Les vapeurs se dissipèrent peu à peu, et une heure après, nous pûmes ôter les masques.

Le jour s'était levé. Derrière nous, l'énorme vacarme ne faisait que croître, bien qu'une aggravation parût impossible. Devant nous, une muraille de fumée, de poussière et de gaz, impénétrable au regard, s'était dressée. Des inconnus couraient à travers la tranchée, nous hurlant à l'oreille des interjections joyeuses. Fantassins et artilleurs, sapeurs et téléphonistes, Prussiens et Bavarois, officiers et hommes de troupe, tous étaient subjugués par la violence élémentaire de cet ouragan igné et brûlaient de monter à l'assaut, à neuf heures quarante. A huit heures vingt-cinq, nos lance-mines lourds entrèrent dans la danse: ils étaient dressés tout près, à de courts intervalles, derrière la tranchée de première ligne. Nous vîmes les énormes mines voler en arcs tendus à travers l'air et retomber de l'autre côté, provoquant comme des explosions volcaniques. Leurs impacts se succédaient comme une chaîne serrée de cratères crachant des flammes.


Dernière édition par naga le Ven 28 Sep - 4:22, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeVen 28 Sep - 4:03

Les lois naturelles mêmes semblaient suspendues. L'air tremblait comme aux jours brûlants d'été, et ses papillotements faisaient danser de-ci de-là des objets immobiles. Des bandes d'ombre noire filaient à travers les nuages de fumée. Le vacarme était devenu absolu: on ne l'entendait plus. On ne notait que confusément comme des mitrailleuses, dans notre dos, lançaient par milliers leurs essaims de plomb en plein ciel.

La dernière heure de la préparation devint plus dangereuse que les quatre autres, durant lesquelles nous nous étions promenés insoucieusement à découvert. L'ennemi mit en action une batterie lourde, qui lança coup sur coup dans notre tranchée bondée. Pour l'éviter, je me repliai sur la gauche et rencontrai l'officier d'ordonnance, le lieutenant Heins, qui s'enquit du baron von Solemacher: «Il faut qu'il prenne tout de suite le commandement du bataillon - le capitaine von Brixen vient d'être tué.» Bouleversé par cette affreuse nouvelle, j'allai vers l'arrière et m'assis dans un trou profond. Ce court bout de chemin m'avait déjà fait oublier l'événement. Je marchais en somnambule, comme perdu dans un rêve, à travers l'ouragan. Le cerveau ne se cramponnait plus à la réalité que par un chiffre, neuf heures quarante.


Ernst Jünger Z77


Debout devant mon trou, mon compagnon de Regniéville, le sous-officier Dujesiefken, me supplia de revenir dans la tranchée, car la moindre chute d'obus devait m'ensevelir sous des masses de terre. Une explosion lui coupa la parole, il tomba sur le sol, une jambe arrachée. Tout secours était vain. Je sautai par-dessus son corps et courus vers la droite: j'y rampai jusqu'à un terrier où deux sapeurs avaient déjà cherché asile. Dans le cercle étroit qui nous entourait, les obus lourds continuaient à faire rage. On voyait soudainement des mottes de terre noire jaillir en tourbillon d'un nuage blanc; l'explosion était engloutie par le fracas général. D'ailleurs, à mieux dire, on n'entendait plus rien du tout. Dans la petite section de tranchée, sur notre gauche, trois hommes de ma compagnie furent mis en pièces. L'un des derniers coups, un obus qui n'éclata pas, tua de plein fouet le pauvre petit Schmidt, qui était encore assis dans l'escalier de l'abri.

Je me tenais devant mon terrier avec Sprenger, la montre en main, et attendais le grand moment. Les restes de la compagnie s'étaient rassemblés autour de nous. Nous réussîmes à égayer les hommes et à les distraire par des plaisanteries d'une épaisse naïveté. Le lieutenant Meyer, qui vint voir ce qui se passait au coin de la traverse, me raconta plus tard qu'il nous avait crus fous.

A neuf heures dix, les patrouilles d'officiers chargées de surveiller le déroulement de l'opération quittèrent la tranchée. Comme les deux positions étaient à plus de huit cents mètres l'une de l'autre, nous devions nous rassembler, avant même que la préparation d'artillerie eût pris fin, et nous planquer aux aguets dans le no man's land, de manière à pouvoir sauter à neuf heures quarante dans la première ligne des ennemis. Sprenger et moi escaladâmes donc le parapet, quelques minutes plus tard, suivis des hommes.
«On va leur montrer maintenant de quoi la 7e est capable! - Maintenant, je me fiche de tout! - Vengeance pour la 7e! - Vengeance pour le capitaine von Brixen!» Nous sortîmes nos pistolets et franchîmes nos barbelés, à travers lesquels les premiers blessés se traînaient déjà vers l'arrière.

Je regardai à droite et à gauche. La ligne de partage de deux peuples offrait un singulier spectacle. Dans les trous de marmite, devant la tranchée ennemie, que fouissait à chaque moment la tourmente de feu, sur un front qui se prolongeait à perte de vue, massés par compagnies, les bataillons de choc attendaient. A la vue de ces masses accumulées, la percée me parut chose faite. Mais trouverions-nous en nous la force de disperser les réserves adverses, de les isoler pour les détruire? J'en avais la conviction. Le combat final, l'ultime assaut semblait venu. Ici, le destin de peuples entiers était jeté dans la balance; il s'agissait de l'avenir du monde. J'avais, bien que par la seule intuition, conscience de la gravité de l'heure, et crois que chacun sentit à ce moment-là fondre tout ce qui en lui était personnel, et que la crainte sortit de lui.

L'atmosphère était étrange, brûlante d'une extrême tension. Des officiers, tout debout, se lançaient nerveusement des plaisanteries. Nous échangions des signaux fraternels. Je vis Solemacher au milieu de son petit état-major, en manteau, comme un chasseur qui attend la battue par un jour frais, une pipe demi-longue au fourneau vert dans la main. Souvent, une mine lourde tombait trop court, soulevant un geyser haut comme un clocher, et arrosait de terre les hommes attentifs, sans qu'un seul courbât seulement la tête. Le tonnerre du combat était devenu si terrible que personne n'avait plus l'esprit clair. Il avait une puissance étouffante, qui ne laissait plus de place dans le cour pour l'angoisse. La mort avait perdu ses épouvantes, la volonté de vivre s'était reportée sur un être plus grand que nous, et cela nous rendait tous aveugles et indifférents à notre sort personnel.

Trois minutes avant l'assaut, mon ordonnance, le fidèle Vinke, agita dans ma direction une gourde pleine. J'y bus une profonde gorgée. C'était comme si j'avais avalé de l'eau. Il ne manquait plus que le cigare des offensives. Le souffle éteignit par trois fois l'allumette.


La fureur montait maintenant comme un orage. Des milliers d'hommes avaient déjà dû tomber. On en avait la sensation: les brouillards rouges étaient traversés de souffles spectraux. Le feu avait beau se poursuivre: il semblait retomber, comme s'il perdait sa force.
Le no man's land grouillait d'assaillants qui, soit isolément, soit par petits paquets, soit en masses compactes, marchaient vers le rideau embrasé. Ils ne couraient pas, ni ne se planquaient quand les immenses panaches s'élevaient au milieu d'eux. Pesamment, mais irrésistiblement, ils marchaient vers la ligne ennemie. Il semblait qu'ils eussent cessé d'être vulnérables.
Le grand moment était venu. Le barrage roulant s'approchait des premières tranchées. Nous nous mîmes en marche.


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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeVen 28 Sep - 4:08

Parmi les masses qui s'étaient levées, on se trouvait pourtant solitaire; les formations s'étaient mélangées. J'avais perdu les miens des yeux; ils s'étaient fondus comme une vague dans le ressac. Seuls Vinke et un engagé pour un an, nommé Haake, étaient à côté de moi. Ma main droite étreignait la crosse de mon pistolet, et la main gauche une badine de bambou. Je portais encore, bien que j'eusse très chaud, ma longue capote et, comme le prescrivait le règlement, des gants. Quand nous avançâmes, une fureur guerrière s'empara de nous, comme si, de très loin, se déversait en nous la force de l'assaut. Elle arrivait avec tant de vigueur qu'un sentiment de bonheur, de sérénité me saisit. L'immense volonté de destruction qui pesait sur ce champ de mort se concentrait dans les cerveaux, les plongeant dans une brume rouge. Sanglotant, balbutiant, nous nous lancions des phrases sans suite, et un spectateur non prévenu aurait peut-être imaginé que nous succombions sous l'excès du bonheur.

Nous traversâmes sans difficulté un lacis de barbelés en morceaux et sautâmes dans la première tranchée, qui était à peine discernable. La vague d'assaut passa en dansant, comme une file de fantômes, à travers des vapeurs blanches, errantes, par-dessus des creux aplatis comme au rouleau. Il n'y avait plus un seul ennemi ici.

Contre toute attente, une mitrailleuse se mit à cracher contre nous de la seconde ligne. Je bondis avec mes compagnons dans un trou d'obus. Une seconde après, un craquement terrible retentit, et je tombai la face contre terre. Vinke m'attrapa par le col et me retourna sur le dos: «Vous êtes blessé, mon lieutenant?» On ne trouva rien. L'engagé avait un trou dans le haut du bras et affirmait en gémissant qu'une balle lui était entrée dans le dos. Nous lui arrachâmes son uniforme pour le panser. Un sillon régulièrement tracé indiquait qu'un shrapnell s'était abattu sur le bord de l'entonnoir à la hauteur de nos visages. C'était miracle que nous fussions encore en vie. Ceux de l'autre côté étaient encore plus forts que nous ne l'avions cru.

Pendant ce temps, les autres nous avaient dépassés. Nous nous lançâmes à leur suite, abandonnant le blessé à son sort, après avoir planté près de lui un bout de bois avec un haillon de charpie blanche, comme signal pour les ambulanciers qui suivaient les vagues d'assaut. En avant et à gauche de nous, le haut remblai du chemin de fer Ecoust-Croisilles, que nous avions à traverser, surgit de la fumée. De meurtrières et de fenêtres d'abris, ménagées dans le ballast, le feu des fusils et des mitrailleuses crépitait aussi dru que si l'on avait secoué un sac plein de petits pois. Et ce feu était bien ajusté.


Ernst Jünger Z78


Vinke, lui aussi, avait disparu. Je suivis un chemin creux, sur le talus duquel bâillaient des abris défoncés par les obus. J'avançais furieusement à travers le sol noir, labouré par les tirs, où traînaient encore en fumées les gaz asphyxiants de nos obus. J'étais tout à fait seul.

C'est alors que je tombai sur le premier ennemi. Une forme en uniforme brun était accroupie à vingt pas devant moi, au milieu de la dépression martelée par le feu roulant, les mains appuyées au sol. Nous nous aperçûmes quand je tournai tout d'un coup. Je le vis sursauter; il tint ses yeux fixés sur moi, tandis que je m'approchais, l'arme braquée. Il devait avoir commandé dans cette section de tranchée, car je vis des décorations et des insignes de grade à la tunique par laquelle je l'empoignai. Avec un gémissement, il porta la main à sa poche, pour en tirer, non pas une arme, mais une photo. Elle le montrait sur une terrasse, entouré d'une nombreuse famille.

J'ai par la suite considéré comme un grand bonheur de m'être dominé et d'avoir passé mon chemin. C'est justement cet adversaire qui depuis m'apparut souvent en rêve. Cela me fit espérer que ceux qui me suivaient lui laissèrent aussi la vie.

Des hommes de ma compagnie bondirent d'en haut dans le chemin creux. Je brûlais. J'arrachai ma capote et la jetai. Je me souviens encore d'avoir crié deux ou trois fois très énergiquement: «Voilà le lieutenant Jünger qui retire sa capote», et que les fusiliers en rirent comme si j'avais fait la plus fameuse des plaisanteries. Là-haut, tout le monde courait à découvert, sans se préoccuper des mitrailleuses qui tiraient de quatre cents mètres, tout au plus. Moi aussi, je m'élançai à l'aveuglette contre ce remblai qui crachait le feu. Dans un quelconque entonnoir, je sautai sur une forme humaine, vêtue de manchester brun, qui déchargeait son pistolet. C'était Kius, en proie à un état d'âme semblable au mien, et qui me tendit en guise de salut une poignée de munitions.


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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeVen 28 Sep - 4:14

J'en conclus que l'infiltration à travers la ligne des trous d'obus avait dû se heurter à une certaine résistance, car je m'étais fourré dans la poche, avant de partir, une bonne réserve de balles de pistolet. Il est probable que les restes des défenseurs refoulés hors des premières lignes s'y étaient établis, et qu'ils surgissaient tantôt ici, tantôt là, parmi les assaillants. Mais, pour cette partie de terrain, je n'ai gardé aucun souvenir personnel. Je la traversai en tout cas sans me faire blesser, et pourtant, non seulement les tirs des entonnoirs s'entrecroisaient, mais les projectiles du remblai pleuvaient sur les deux partis, amis et adversaires, bourdonnant comme un essaim. Ils devaient y disposer de réserves presque inépuisables de munitions.

Notre attention se fixait maintenant sur le remblai, qui se dressait devant nous comme la muraille menaçante d'une forteresse. Le terrain labouré de coups qui nous en séparait était peuplé d'Anglais égaillés par centaines. Les uns cherchaient encore à atteindre le remblai, d'autres étaient engagés dans des corps à corps. Kius me rapporta par la suite quelques détails que j'écoutai avec le sentiment qu'on éprouve quand on entend narrer par un tiers des folies commises en état d'ivresse. C'est ainsi qu'il avait pourchassé un Anglais à coups de grenades tout le long d'un bout de tranchée. Quand il fut à bout de munitions, il poursuivit sa chasse, «pour forcer l'adversaire», à coups de mottes de terre dure, tandis que debout, en haut, sur le parapet, je me tenais les côtes de rire.


Ernst Jünger Z79


Parmi des aventures de ce genre, nous parvînmes sans nous en rendre compte au pied du remblai, qui crachait du feu sans relâche, comme une grande machine. Là, ma mémoire recommence à fonctionner, et se saisit d'une situation des plus favorables. Nous n'avions pas été touchés, et maintenant que nous étions tout contre sa pente, le remblai se changeait pour nous d'obstacle en couverture. Je vis, comme sortant d'un rêve profond, que des casques allemands s'approchaient à travers le champ d'entonnoirs. Ils poussaient comme une moisson de fer dans le sol labouré par le feu. Je m'aperçus en même temps que juste à côté de mon pied, le tube d'une mitrailleuse lourde dépassait d'une fenêtre camouflée d'une toile à sac. Le vacarme était si violent que nous reconnûmes seulement aux vibrations de son canon que l'arme lâchait des salves. Le défenseur n'était donc plus qu'à une longueur de bras de nous. Ce fut sa perte. Une buée brûlante montait de l'arme. Elle devait avoir fait déjà beaucoup de victimes, et continuait à faucher. Le canon ne se mouvait qu'à peine; le pointage était réglé.

Je fixai, fasciné, ce bout de fer brûlant et vibrant qui semait la mort et me frôlait presque le pied. Puis je tirai à travers la toile. Un homme se dressa près de moi, l'arracha et balança une grenade dans l'ouverture. Une secousse, et la fumée blanche qui jaillit, nous en apprirent l'effet. Le procédé était brutal, mais sûr. L'arme se tut; le canon ne se mouvait plus. Nous courûmes le long de la pente pour faire subir le même sort aux plus proches meurtrières. De cette manière, nous ouvrîmes une brèche dans le front. Je levai la main pour avertir nos hommes, dont les balles, tirées de tout près, nous tintaient aux oreilles. Ils répondirent joyeusement à mon signal. Nous escaladâmes alors le remblai, en même temps qu'une centaine d'autres. Ce fut la première fois à la guerre où je vis se heurter des masses humaines. Les Anglais défendaient, sur la face arrière du remblai, deux tranchées établies à contre-pente. Des coups de feu furent échangés, à quelques mètres de distance; des grenades volèrent en arc.

Je sautai dans la première tranchée; m'élançant derrière la première traverse venue, je me heurtai à un officier anglais, à la vareuse déboutonnée, dont pendait sa cravate, par laquelle je l'empoignai pour le plaquer contre un parapet de sacs. Derrière moi, la tête chenue d'un commandant apparut; il me cria: «Abats ce chien!»

C'était inutile. Je passai à la tranchée inférieure, qui grouillait d'Anglais. On se serait cru au milieu d'un naufrage. Quelques-uns lançaient des «oeufs de cane», d'autres tiraient avec d: es colts, la plupart s'enfuyaient. Nous avions désormais l'avantage.


source
lexpress.fr


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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeVen 28 Sep - 4:21

Sous la République de Weimar, Jünger eu des prises de positions nationalistes, et modifia certains passages d’Orages d’Acier en conséquence (qu’il supprima dans la version de 1934).

Voir aussi la fin de sa préface à l’édition de 1924 : « Nous ne sommes pas d’humeur à rayer cette guerre de notre mémoire, nous en sommes fiers. Nous sommes indissolublement liés par le sang et le souvenir. Et une nouvelle jeunesse plus hardie vient déjà combler nos vides. Nous avons besoin, pour les temps à venir, d’une génération de fer, dépourvue de scrupules. Nous échangerons de nouveau la plume pour l’épée, l’encre pour le sang, la parole pour l’action, la sensiblerie pour le sacrifice –nous devons absolument le faire, sinon d’autres nous piétineront dans la boue.
La révolution nous a enseigné que tout mouvement privé d’une grande idée désintéressée possède si peu de force de conviction intime que personne n’affrontera pour elle l’épreuve du feu. Puisse nous guider au-dessus de toutes les bassesses notre grande idée claire et communautaire : la patrie, conçue au sens le plus large. Pour elle, nous sommes tous prêt à mourir. C’est l’avantage que nous avons sur tout ce qui accapare le temps où nous vivons : nous sommes résolus au sacrifice.

Un temps approche, d’une brutalité telle que nous ne pouvons pas encore l’imaginer, nous y sommes mêmes déjà plongés. Devant l’événement, tout débat se dissipe en écume ; l’invitation à l’action dans la nouvelle Europe balaiera toute l’emphase des discours ampoulés qui nous fatiguent sans porter de fruits, elle balaiera les boutiquiers, les littérateurs et les mauviettes, comme un raz de marée destructeur que couronne une crête rouge sang. Car la paix ne réside pas chez les lâches, mais au voisinage de l’épée.

Tous les audacieux ne sont pas encore ensevelis sous les ruines qui accablent l’Allemagne. Appliquons à nos nouvelles tâches notre vieux rythme forgé à l’épreuve des batailles ! »

1918

Ernst Jünger Z80




« Durant la guerre, je me suis toujours efforcé de considérer l'ennemi sans haine, et de l'apprécier en tant qu'homme à l'aune de son courage. Je recherchais l'occasion de me battre avec lui afin de le tuer et je n'attendais rien d'autre de sa part. Mais je n'ai jamais nourri de lui une idée basse. Lorsque, plus tard, des prisonniers sont tombés entre mes mains, je me suis senti responsables de leur sécurité et j'ai cherché à faire pour eux tout ce qui était à portée de mes moyens. » (Ernst Jünger, Orages d'acier).


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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeVen 28 Sep - 4:28

12/12/1915 : "Une étrange conversation"

Lorsque j'ai quitté l'abri ce matin, un étonnant spectacle s'est offert dehors à mes yeux. Nos hommes avaient grimpé sur les parapets et parlaient avec les Anglais par-dessus les barbelés. [...] Un jeune officier apparut en face, reconnaissable à son élégante casquette. Nous avons discuté en anglais, puis en français, tandis qu'autour de nous nos hommes prêtaient l'oreille. Je lui criai qu'un de nos hommes avait été tué par les siens. Il répondit que ce n'étaient pas ceux de sa compagnie. Nous nous sommes encore raconté plein de choses de manière amicale, c'était une étrange conversation. Nous avons exprimé le désir d'échanger un souvenir, avant de nous dire qu'il aurait été indécent de donner le mauvais exemple à nos hommes. [...]
Nous nous sommes dit adieu en nous promettant d'aller, après la guerre, lui à Unter den Linden, et moi, en échange, à Londres. Une solennelle déclaration de guerre s'ensuivit. Il commanda à ses hommes de rentrer leur tête à l'abri et je fis de même. Un «Guten Abend» de sa part et un «Au revoir» de la mienne, et ce fut de nouveau la guerre, bien que mes hommes aient prétendu que cela leur plaisait beaucoup mieux avant. Deux minutes plus tard, et après avertissement préalable adressé aux Englishmen, je déchargeai mon fusil dans leur direction.


28/8/1916 : "Tout a été transformé en désert"

L'image de ce paysage est inoubliable pour celui qui l'a vu. Il y a peu, cette contrée possédait encore des prairies, des forêts et des champs de blé. Désormais, plus rien à voir, mais strictement plus rien. Littéralement pas un brin d'herbe, pas l'ombre du plus petit brin. Chaque millimètre du sol a été retourné encore et encore, les arbres sont arrachés, déchiquetés et pulvérisés comme sciure. Les maisons rasées par les obus, les pierres broyées en poussière. Les rails du chemin de fer tordus en spirales, les collines déplacées, bref, tout a été transformé en désert.
Et tout est rempli de morts qui sont à nouveau cent fois retournés et déchiquetés de plus belle. Des lignes entières de fantassins sont étendues devant les positions; notre chemin creux, rempli de morts qui s'entassent les uns sur les autres par couches. Devant, nous ne pouvons pas donner trois coups de bêche sans tomber sur un tronçon de cadavre. [...]
L'un des plus grands dangers de la bataille de la Somme, c'est de s'égarer. Si le détachement dévie, il est généralement perdu, tant il y a de risques de tomber dans les bras des Anglais par les multiples failles du dispositif, sans même parler des obus qui s'abattent continuellement. Et si l'on tombe entre les mains de l'ennemi, il n'y a aucune pitié à attendre. Chacun sait ici qu'il joue sa peau, et l'acharnement est terrible. A quoi bon, aussi, faire des prisonniers qu'il faudrait ensuite traîner péniblement jusqu'à l'arrière sous le tir de barrage. Et les ennemis blessés sont encore beaucoup plus encombrants.
Même ses propres blessés, on ne peut les ramener à l'arrière qu'avec les pires difficultés et, s'ils sont blessés dans la journée, ils doivent attendre l'obscurité, étendus dans de méchants trous, avant d'être traînés à l'arrière en traversant le feu.


25/8/1918 : "Ça passe ou ça casse !"

[Jünger, blessé à la poitrine, est très diminué, NDLR.] L'engagé volontaire Hengstmann qui, depuis qu'il était dans la 7e compagnie, m'avait fait très bonne impression en tous les domaines par ses excellentes dispositions, rampa jusqu'à moi et offrit de me prendre sur son dos.
Je m'installai donc sur lui et nous sommes partis au grand trot, mais après quelques pas il a trébuché et nous sommes tombés tous les deux. J'ai eu fort à faire pour interrompre son torrent d'excuses, et sur ces paroles : «Bon, allons-y ! Ça passe ou ça casse !», il s'est remis au trot.
Malheureusement, nous ne sommes pas arrivés à passer. J'ai entendu un léger bourdonnement métallique et ai senti Hengstmann s'effondrer sous moi. Une balle dans la tête l'avait abattu. Saisi par la rigidité de la mort, il enserrait encore mes cuisses entre ses bras, je me dégageai et, au milieu du sifflement des balles, je rampai derrière le pli de terrain le plus proche de moi.

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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeVen 28 Sep - 10:22

Citation :
Parmi les surprises préparées pour nos successeurs, quelques-unes étaient d’une méchanceté raffinée. C’est ainsi qu’on tendait à l’entrée des maisons et des galeries des fils métalliques, presque invisibles, fins comme des crins, qui déclenchaient au moindre contact des charges d’explosifs. En de nombreux endroits, des puits étroits furent creusés dans les rues ; on y enfouissait un obus ; le tout était recouvert d’un madrier de chêne, puis de terre. Un clou, planté dans le madrier, dépassait juste au-dessus de la fusée de l’obus. L’épaisseur de la planche était calculée de telle sorte que les détachements d’infanterie pouvaient y passer sans risques, mais dès que le premier camion ou que la première pièce d’artillerie le traversait, le madrier se courbait et l’obus sautait. Les plus perfides étaient les bombes à retardement, enterrées au fond de la cave d’édifices isolés, qu’on laissait intacts. C’étaient de grosses bombes, séparées en deux parties par une cloison de métal. L’une des chambres était remplie d’explosif, l’autre d’un acide. Une fois qu’on avait dissimulé ces œufs diaboliques, l’acide rongeait durant des semaines la cloison métallique et amorçait la bombe. L’une d’elles fit sauter l’hôtel de ville de Bapaume au moment même où les autorités s’y étaient rassemblées pour célébrer par une grande fête l’entrée des troupes anglaises.
Etonnant, je croyais que seuls les allemands "s'amusaient" à ça... scratch
Récit de premier ordre... Shocked Shocked
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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeSam 29 Sep - 4:31

Approché par le parti nazi du fait de son passé d'ancien combattant et de ses écrits patriotiques, il refuse toute participation et démissionne même de son club d'anciens du régiment en apprenant l'exclusion des membres juifs. Dès avril 1933, la Gestapo perquisitionne sa maison et il est surveillé en permanence par le régime. Il refuse le 18 novembre de la même année de siéger à l'Académie allemande de littérature où il a été élu le 9 juin. Il quitte Berlin pour Goslar. En 1936, il se retire à la campagne, à Überlingen tout d'abord, puis à Kirchhorst . Il entreprend dans les années qui suivent des voyages plus ou moins lointains (Norvège, Brésil, France, Rhodes).

En 1939, paraît ce que beaucoup de critiques considèrent comme son chef-d'œuvre, Sur les falaises de marbre, un roman allégorique souvent vu comme une dénonciation de la barbarie nazie. Cette allégorie dépasse la simple contestation du totalitarisme triomphant alors en Allemagne. Il s'agit d'une illustration subtile des forces à l'œuvre dans l'établissement d'un régime dictatorial. Le monde intemporel qui y est décrit dépasse le cadre factuel de son époque et fait ressentir l'enfermement intérieur sous le poids du monde extérieur. Cette publication irrite dans le camp nazi et le Reichsleiter Philipp Bouhler intervient auprès de Hitler, mais Jünger échappe à toute sanction du fait de la sympathie qu'éprouve le Führer pour le héros de la Première Guerre mondiale (titulaire de la croix Pour le mérite) et ses récits de guerre.


Sur les falaises de marbre
Récit symbolique ou allégorie antinazie?

Très vite, certains ont vu dans la figure du Grand Forestier une vision à peine transposée d'Hitler. La vie de l'auteur, ainsi que celle de son éditeur, sont alors menacées par la publication du livre, mais Jünger échappe à toute sanction car Hitler ne souhaite pas « frapper un héros aussi glorieux de la première Guerre mondiale » malgré les exhortations du Reichsleiter Philipp Bouhler en ce sens. George Steiner estime que le livre a peut-être été « le seul acte de résistance majeure, de sabotage à l'intérieur, qui se soit manifesté dans la littérature allemande sous le régime hitlérien ».

Julien Gracq a livré un texte dans lequel il commente sa lecture du récit. Pour lui : « Ce n'est pas une explication de notre époque. [Ce] n'est pas non plus un livre à clé où on [pourrait], comme certains ont été tentés de le faire, mettre des noms sur les figures inquiétantes ou imposantes qui se lèvent de ces pages. Avec plus de vérité, on pourrait l'appeler un ouvrage symbolique, et ce serait seulement à condition d'admettre que les symboles ne peuvent s'y lire qu'en énigme et à travers un miroir1 »

Selon Michel Vanoosthuyse, le personnage du Grand Forestier renvoie d'emblée à Staline, et non à Hitler : « Faire du satrape viveur et tout oriental qu'est par certains côtés le Grand Forestier le décalque de Hitler, c'est être myope. Que les victimes du Grand Forestier et de ses sbires soient justement les artisans et les paysans sédentaires de la Marina, fidèles à leurs rites, à leurs fêtes et à leurs ancêtres, amateurs d'ordre, devrait inciter à la prudence, ou suggérer, si l'on veut à tout prix maintenir l'interprétation antinazie du roman, que Jünger ne comprend décidément rien à la politique ; en réalité, il la comprend trop bien. »

Cette vision semble toutefois contredite par les convictions nettement antinazies de Jünger dès la fin des années 1930, notamment mises en évidence par la publication de son Journal de guerre. La décontextualisation opérée par Jünger dans Sur les falaises de marbre fait en réalité de son récit une charge contre la terreur et la dictature, qui ne se limite donc pas au seul régime hitlérien.
L'auteur, alors âgé de 97 ans, s'est lui-même exprimé sur ce point : « À vrai dire, je songeais à un type de dictateur plus puissant encore, plus démoniaque. (...) S'il allait bien à Hitler, l'histoire a montré qu'il pouvait aussi convenir à un personnage de plus grande envergure encore : Staline. Et il pourra correspondre à bien d'autres hommes. »



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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeSam 29 Sep - 4:37

Jünger est mobilisé le 30 août 1939 dans la Wehrmacht avec le grade de capitaine.

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Il participe à la campagne de France puis, après la victoire des Allemands, Hans Speidel lui fait intégrer l'état-major parisien. Il dispose d'un bureau à l'hôtel « Majestic ». « Ce poste le met au cœur des intrigues et des tensions qui opposent le commandement militaire aux différentes unités du parti. » Il peut consacrer son temps libre à rédiger son Journal de guerre ainsi qu'un essai intitulé La Paix, appel à la jeunesse d'Europe et à la jeunesse du monde qu'il commence à rédiger dès l'automne 1941 et qui anticipe la nécessaire réconciliation des nations et l'indispensable construction européenne, essai « très imprégné de valeurs chrétiennes ».

Son journal, dont le premier volume Jardins et routes sort dès 1942 en allemand et en français, est un mélange d'observations de la nature, de comptes rendus de ses fréquentations littéraires dans les salons parisiens, dont celui de Florence Gould, et enfin de remarques d'une lucidité désabusée sur sa position d'officier en temps de guerre, par lesquelles il souligne la nécessité d'un certain retrait dans son monde intérieur :
« Paris, 30 juillet 1944. Une ondée me fait passer quelques instants au musée Rodin, que d'habitude je n'aime guère. (…) Les archéologues d'âges futurs retrouveront peut-être ces statues juste sous la couche des tanks et des torpilles aériennes. On se demandera comment de tels objets peuvent être si rapprochés, et on échafaudera des hypothèses subtiles. »

On retrouve également dans ses journaux son horreur de ce qui s'est emparé de l'Allemagne, sa haine de Hitler (qu'il ne désigne que sous le nom de Kniebolo) et de ses partisans (qu'il désigne du nom de lémures) et sa honte devant les étoiles jaunes qu'il croise dans les rues : « Je suis alors pris de dégoût à la vue des uniformes, des épaulettes, des décorations, des armes, choses dont j'ai tant aimé l'éclat. »


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Il fait partie de l'entourage de Rommel qui a demandé à lire son essai La Paix. Il ne participe pas au complot à l'origine de l'attentat du 20 juillet 1944 contre Adolf Hitler, mais est dans le secret de sa préparation.
« Je ne me consolerai jamais d'avoir brûlé après le 20 juillet le journal que je tenais à cette époque-là » écrit-il le 25 mai 1988.

Il est démobilisé et rentre en Allemagne au cours de l'été 1944. Il se retrouve à la tête d'un groupe local du Volkssturm et, à l'arrivée des troupes anglaises et américaines, début avril 1945, il demande à ses hommes de ne pas résister. Il avait appris le 11 janvier 1945 que, le 29 novembre 1944, son premier fils âgé de 18 ans était tombé sous les balles des partisans dans les montagnes de Carrare en Italie centrale.

« Depuis l'enfance, il s'appliquait à suivre son père. Et voici que, du premier coup, il fait mieux que lui, le dépasse infiniment. »







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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeSam 29 Sep - 10:20

Shocked ! ...
Drôle d'histoire, pas banale quand on sait que la majorité des officiers allemands étaient bien endoctrinés ...
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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeDim 30 Sep - 11:38

Après la capitulation, il est interdit de publication pendant quatre années à cause de son refus de se soumettre aux procédures de dénazification des alliés.
Dans l'Allemagne de l'après-guerre il devient plus que jamais une figure controversée. La polémique concerne essentiellement ses articles publiés dans des revues nationalistes de l'entre-deux-guerres, et l'influence qu'il aurait pu exercer sur l'intelligentsia nazie, notamment avec la publication en 1932 de son essai Le Travailleur.

La maison d'Ernst Jünger à Wilflingen, devenue après sa mort un musée consacré à l'écrivain et son frère Friedrich Georg.
De 1950 jusqu'à sa mort, il vit dans un petit village de Souabe, Wilflingen, et il voyage à travers le monde pour assouvir sa passion de l'entomologie, passion qui a fait l'objet du livre Chasses subtiles.
À Wilflingen, il emménage dans une vaste maison que lui loue un cousin du comte Stauffenberg impliqué dans l'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler. Maison qu'avait occupée quelques années plus tôt Pierre Laval alors que le gouvernement de Vichy en exil s'était replié à Sigmaringen.
Comme le remarque Elliot Neaman : « Que Jünger ait élu domicile dans la maison du grand forestier où le principal collaborateur français Laval avait vécu est un exemple des nombreuses interactions ironiques entre la vie et la littérature générées par la guerre. Que le fils de Jünger ait été tué dans les carrières de marbre de Carrare en est une autre. »

La maison d'Ernst Jünger à Wilflingen, devenue après sa mort un musée consacré à l'écrivain et son frère Friedrich Georg.

Ernst Jünger Z81


Lui qui avait été jusqu'en 1933 une figure de la droite nationaliste défend après 1945 un individualisme anarchisant, radicalement hostile à l'État-Léviathan, avec ses essais Passage sur la ligne (1950) et Traité du rebelle (1951), puis son roman Eumeswill (1977). Dans ce roman, Jünger forge la figure de l'« anarque », qui prolonge celle du « rebelle »
(« Waldgänger ») décrite deux décennies plus tôt. Comme l'explique Patrick Louis : « L'Anarque a renoncé au combat, il a choisi l'émigration intérieure. Il se replie sur lui-même […] Son souci est son intimité, et parce qu'il ne s'engage pas, il pense préserver son intégrité. » Jünger a été en la matière influencé par la pensée de Max Stirner.

L'œuvre de Jünger semble devoir être considérée sous l'éclairage des expériences vécues par l'homme dans sa vie intime. Il est en particulier un des rares écrivains à avoir consacré une œuvre à l'ivresse au sens large, celle donnée par les drogues les plus diverses (éther, haschich, opium, cocaïne, LSD…) et les boissons traditionnelles (bière, vin, thé). L'auteur entend le mot ivresse au sens de modification de la perception des sens et du rapport au temps. Son expérience personnelle de ces substances est relatée dans l'essai Approches, drogues et ivresses (1970) qui n'est pas sans rappeler Du vin et du haschisch de Charles Baudelaire ou surtout Les portes de la perception d'Aldous Huxley.



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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeDim 30 Sep - 11:41

En 1982, l'attribution à Jünger du prix Goethe déclenche de violentes protestations en Allemagne et une polémique nourrie pendant plusieurs mois.
Ces protestations émanent en majorité de la gauche en général et des Verts en particulier. Ces voix — qui se font entendre jusque devant les marches de l'église Saint-Paul de Francfort où a lieu la cérémonie de remise du prix le 28 août — n'acceptent pas que le prix allemand le plus prestigieux soit remis à une personne qui incarne à leurs yeux un passé militariste et anti-démocratique.


Ernst Jünger Z82


Mais, contrastant avec cette manifestation nationale de rejet, son centième anniversaire, en 1995, est l'occasion de plusieurs célébrations officielles et il est invité à déjeuner au Palais de l'Élysée par le président François Mitterrand qui éprouve une grande admiration pour lui. Il s'est également lié après guerre avec Julien Gracq, qui a souvent exprimé l'admiration qu'il éprouve pour l'œuvre de Jünger et notamment pour Sur les falaises de marbre33. Il est le deuxième grand écrivain européen à devenir centenaire après le Français Fontenelle au XVIIIe siècle.
Le 26 septembre 1996, il se convertit au catholicisme.
Après avoir été actif jusque dans les derniers jours de sa vie, il meurt dans son sommeil à l'aube du 17 février 1998 à l'hôpital de Riedlingen.


source
Wikipedia.fr

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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeDim 30 Sep - 15:36

Drôle de destin que celui de ce Monsieur ... Shocked Shocked
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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitimeSam 6 Oct - 12:12


Merci Naga, travail impressionnant et recherches digne des meilleurs historiens. Ce personnage méritait bien qu'on s'attarde sur son destin hors du commun.
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MessageSujet: Re: Ernst Jünger   Ernst Jünger Icon_minitime

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