Nuits dans les tranchées, pain sec, conserves, vodka, blessures, mort, courage et devoir :
les histoires racontées par les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale se ressemblent. Ces hommes ont supporté les affres de la guerre et sont restés en vie.
Chacun a une dizaine de médailles, ordres, insignes d'honneur et reconnaissances, mais ils disent tous la même chose :
« Je ne suis pas un héros, mais un simple combattant, des plus ordinaires ».
Ces distinctions restent cousues sur l'uniforme, sont soigneusement rangées dans des boîtes ou enveloppées dans du plastique et délicatement déposées au fond du placard :
ce trésor familial n'est ressorti que pour des cas particuliers.
Par exemple, le 9 mai, pour assister au défilé de la Victoire, mais presqu'aucun d'entre eux n'a aujourd'hui la force d'y aller. Ou à l'occasion d'une rencontre avec des journalistes.
Les décorations ne se portent plus au quotidien, mais chacune d'elles recèle l'histoire d'une vie ou d'une mort, d'un acte de courage ou d'un souvenir atroce.
RBTH a prié deux anciens combattants d'évoquer des souvenirs qui refont surface à la vue de leurs distinctions.
Mikhaïl Boulochnikov, 95 ans
Je suis né à Odessa. À 21 ans, je suis parti à la guerre. J'ai enduré les 900 jours du siège de Leningrad (aujourd'hui Saint-Pétersbourg) par les troupes nazies.
Deux mois et demi après le début de la guerre, les Allemands étaient déjà dans la région de Leningrad.
Ils n'avançaient plus, ils avaient pris la ville dans un étau en misant sur l'épuisement de la population et des troupes. Les chefs nazis estimaient que la ville tomberait
comme un fruit gâté à leurs pieds : Leningrad ne disposait pas de réserves pour trois ans et les ressources ont commencé à manquer très vite.
La ville comptait à la veille de la guerre 4 millions d'habitants. Nombreux ont été évacués, d'autres n'ont pas eu le temps.
Notre devoir était de percer l'encerclement. Le lieu le plus vulnérable était l'endroit dit Nevski Piatatchok (tête de pont sur la Neva pendant le siège de Leningrad) :
un petit terrain du côté ennemi, sur la rive gauche de la Neva. On devait traverser. Mais comment approcher du bord de l'eau ?
On n'avait que 17 kilomètres à faire, mais il fallait marcher dans une tourbière. Un vrai marécage. Il suffisait de planter sa pelle pour creuser une tranchée
et l'eau remontait inévitablement. Les matériels lourds ne pouvaient pas y passer.
Or, il fallait les faire passer à bord de barques de fer, des pontons, qui pèsent environ une tonne et demie chacune.
Elles étaient chargées à bord de véhicules qui, cahin-caha, arrivaient au bord en tentant de faire le moins de bruit possible, mais en réalité, les camions émettaient
un vrombissement terrible.
Il n'était possible de le faire que la nuit, car de jour, les pontons devenaient la cible de tirs ennemis. Toutefois, ce n'était pas mieux la nuit.
Sur l'autre rive, les nazis lançaient des fusées éclairantes qui retombaient très lentement en donnant une lumière blafarde.
L'eau semblait bouillir sous les éclats d'obus. Les hommes étaient emmenés de l'autre côté, mais on ne ramenait ni tués, ni blessés. C'est ça, la traversée.
La distinction qui m'est la plus chère est la médaille du Mérite militaire. Je l'ai reçue au début de l'année 1942, c'était la première décoration qui m'a été remise « pour le courage manifesté dans la défense de la frontière nationale ». J'ai mérité un article dans le journal de l'armée que j'ai soigneusement découpé et envoyé à mes parents. Plus tard, j'ai reçu la médaille pour la Défense de Leningrad.
L'ordre de l'Étoile rouge m'a été décerné également en 1942. Il récompensait une mission très difficile ou le courage sous les tirs. Car les médailles sont souvent consacrées à une date, par exemple un quarantième ou un cinquantième anniversaire, et sont remises à tous les combattants. J'en ai reçu deux récemment : pour la Percée du siège de Leningrad et pour la Levée du siège.
Des médailles étaient également décernées pour la libération de chacune des capitales des républiques soviétiques. Après Leningrad, nous sommes arrivés à Tallinn [Estonie, ndlr], puis on a traversé la Biélorussie et l'Ukraine pour nous retrouver en Roumanie.
Plus tard, il y a eu la Hongrie, Budapest. Certains nous redoutaient, pensant que les soldats soviétiques pillaient et tuaient.
Quand nous sommes entrés à Pest, sur la rive orientale du Danube, on séjournait chez l'habitant. Je me souviens d'une femme qui pleurait.
Elle avait envoyé sa fille de 16 ans, Charlotte, chez son oncle, à Buda, sur l'autre rive du Danube. Elle savait que les Soviétiques entreraient d'abord à Pest.
« Maintenant on dit que c'est la famine à Buda et que la population commence à dépecer les chevaux morts », disait-elle.
Les ponts étant dynamités, nous avions à traverser le Danube. J'ai proposé alors de retrouver la jeune fille et de la reconduire chez sa mère.
Je l'ai retrouvée. L'homme prenait soin de six autres enfants et il n'avait plus rien pour les nourrir. J'ai vu venir la jeune fille, très amaigrie, au teint gris, avec un sac à dos, effrayée. Les soldats riaient de nous en me disant que j'accompagne un squelette. Elle priait sans arrêt et répétait : « Mon Dieu ». La mère et la fille ont crié de joie
quand elles se sont retrouvées. Moi j'étais pressé, je leur ai fait signe en appuyant sur le klaxon et je suis parti.
En vérité, les décorations ne m'intéressaient pas. J'aimais servir, j'étais un jeune au caractère un peu aventureux. J'aimais le risque.
C'était un plaisir d'aller en mission de reconnaissance. Le fait d'être à la pointe de la lutte nous redonnait du courage.