C’est à cet endroit que l’accident survient et que le destin de Vincent ROUFFIANDIS va basculer en moins de quatre minutes.
Nous reproduisons ci-dessous le récit détaillé du naufrage, tel qu’il apparaît dans le rapport officiel établi par l’État-major des Armées en novembre 1910 :
« Pris par un contre-courant après son entrée dans le rapide de Thong Soum, Le La Grandière fut poussé malgré l’effort du gouvernail vers des rochers en aval et sur bâbord ;
le choc ne fut pas violent en raison de la marche arrière commandée de suite. Le bateau regagna alors le milieu du rapide mais revint une seconde fois au même endroit
et dans la même position. Une nouvelle marche en arrière le ramena dans la passe et au moment même où, à toute vitesse, le La Grandière reprenait sa marche en avant,
un contre-courant prenait le bateau par le travers de l’arrière et lui imprimait une gîte très prononcée tandis qu’un énorme tourbillon en entonnoir se formait sous l’arrière du bateau
et l’entraînait. En quelques secondes, l’eau envahit la cabine arrière et la machine; le La Grandière tourne complètement sur tribord et est englouti par 40 brasses de fond
(Environ 60 mètres. L’épave du La Grandière repose toujours à cet endroit malgré plusieurs tentatives de renflouement infructueuses entreprises depuis le naufrage).
Au moment de la catastrophe, les places des passagers et de l’équipage étaient les suivantes : le général de BEYLIÉ qui lisait dans le salon s’était levé au moment du choc,
il était debout en costume kaki entre les montants de la porte avant. Le tirailleur CHI était près de lui dans le salon où l’on place des petits bagages.
La porte arrière du salon était ouverte. Le mécanicien LE PRADO était près de la machine. Le docteur ROUFFIANDIS dormait dans la cabine arrière.
Le caporal BRAUWERS, le cuisinier du docteur, le cuisinier CA et quelques hommes du bord étaient à l’arrière, près de la cuisine.
Quand l’eau commença à envahir l’arrière d’une façon inquiétante, un des matelots monta rapidement sur la toiture par l’escalier arrière prévenir monsieur MIGNUCCI.
Le caporal BRAUWERS et le cuisinier du docteur réveillèrent celui-ci. L’eau continuant à embarquer, le caporal monta sur la toiture par l’escalier de l’arrière ;
le docteur se dirigea de suite vers la machine pour avertir le général du danger ; avant qu’il ait pu atteindre la porte du salon, le bateau chavirait sur tribord.
A ce moment, le docteur et le mécanicien LE PRADO étaient près de la machine, dans le couloir de tribord.
Un seul homme, le mécanicien annamite PHAN VAN NGO, qui était sur le rebord du bateau, côté bâbord, vit le général à l’une des fenêtres du salon à bâbord,
le bateau était déjà presque complètement penché sur tribord. Il lui tendit la main sans pouvoir le faire sortir du salon ; les fenêtres étaient grandes
et le général aurait pu y passer mais, ainsi que l’a déclaré le mécanicien annamite, le général était en quelque sorte paralysé, probablement congestionné par la fraîcheur
de l’eau qui lui arrivait aux aisselles.
Le tirailleur CHI put se sauver par une des fenêtres. Monsieur MIGNUCCI, le caporal BRAUWERS et les hommes qui se trouvaient sur la toiture purent atteindre à la nage
des rochers à cinq ou six mètres. Monsieur LE PRADO, entraîné avec le bateau, revint à la surface puis fut entraîné par des tourbillons ;
après avoir nagé pendant 400 mètres environ, il put atterrir sur une roche. La plupart des hommes de l’équipage quittèrent le bateau ayant de l’eau jusqu’au cou,
après avoir saisi des morceaux de bois ou des caisses ; quelques-uns purent gagner des roches, d’autres ne sachant pas nager, restèrent cramponnés à leur flotteur
et se laissèrent aller au courant.
Le général, le docteur et un chauffeur annamite avaient disparu avec le La Grandière par 40 brasses de fond. »
(Extrait du Rapport sur les circonstances qui ont accompagné le décès du général De Beylié le 15 juillet 1910, Etat-Major des Troupes coloniales, Groupe de l’Indochine, novembre 1910. )
Ainsi disparaît tragiquement Vincent ROUFFIANDIS, victime de son dévouement et de son altruisme après avoir tenté courageusement de sauver son compagnon de voyage.
Nous avons retrouvé dans le volume de juillet 1910 des Comptes-rendus mensuels de l’Assistance médicale le passage qui relate l’accident
et qui salue l’acte héroïque de son chef de service :
« Dès que l’eau pénétra dans le bateau, le caporal d’infanterie coloniale qui accompagnait le général de BEYLIÉ et le cuisinier annamite du docteur le jetèrent à bas de son lit
en lui criant « sauvez-vous, nous coulons ! ». Le docteur ROUFFIANDIS ne pensa qu’à une chose, sauver le général.
A peine réveillé, il cria au caporal et à son cuisinier qui se précipitaient sur le pont « avertissez le général ! » et avec de l’eau jusqu’aux genoux, il courut lui-même vers la cabine
salon à l’avant du bateau où se trouvait le général. Il n’eut pas le temps d’y parvenir, il était par le travers des machines et allait atteindre la cabine
quand le bateau se renversa brusquement et s’abîma dans le fleuve, entraînant dans sa perte le général de BEYLIÉ et le docteur ROUFFIANDIS.
Si le docteur n’avait pensé qu’à lui, il se serait certainement sauvé comme se sont sauvés le caporal et les autres passagers qui se sont jetés à l’eau au moment
où le bateau coulait et ont pu ainsi atteindre les roches voisines. »
(Document communiqué par Kathryn Sweet, Archives nationales d’outre-mer - ANOM (Résidence Supérieure du Laos, Série S, boîte 5)).