Comment l’événement a-t-il été suivi en Occident ?
J’ai fais des recherches dans la presse américaine, française, anglaise et espagnole. L’incident de Mandchourie va tenir en haleine l’opinion mondiale pendant des semaines
et des semaines. Cela va continuer avec la violente attaque japonaise de Shanghai en janvier 1932.
Puis avec le départ du Japon de la Société des Nations en 1933, dont Ishiwara est responsable, puisqu’il faisait partie de la délégation nippone à Genève.
À cette l’époque naît le pressentiment que la guerre revenait et que le grand rêve des années 1920 de la voir bannie à jamais comme un crime, était fini.
Il y avait un intérêt pour cet événement quand même extrêmement lointain pour les lecteurs parisiens. Ce qui est assez étrange, c’est qu’ensuite, on l’oublie.
Qui se souvient de cet attentat-là ? Parce qu’entre-temps éclate la guerre civile en Espagne, puis la crise d’Abyssinie et enfin l’attaque d’Hitler contre la Pologne.
Pour la plupart des gens, à part les familiers de l’Asie, la Seconde Guerre dans la région asiatique, c’est le Pacifique, donc l’attaque de Pearl Harbour en décembre 1941.
Or la guerre commence le 18 septembre 1931 à Moukden, puisque les conséquences vont être terribles.
Quelles sont ces conséquences ?
D’abord, le Japon va s’armer et défier la communauté internationale sans qu’elle réagisse. Seuls les petits pays comme la Tchécoslovaquie ou l’Espagne républicaine protestent,
car ils comprennent que si on re-dessine les frontières en Asie, on le fera ensuite en Europe.
L’impunité dont bénéficie le Japon va inspirer Mussolini en Abyssinie puis Hitler. Le seul mécanisme existant de règlement des conflits par le droit et la négociation est détruit.
Il s’effondre à cause du Japon d’abord avec l’invasion de la Mandchourie et ensuite en mars 1932 avec la création du Mandchoukouo, cet état fictif
à la tête duquel l’armée japonaise place Puyi, le dernier empereur.
Chiang Kai-shek refuse de voir la Chine amputée de ses trois provinces du Nord-Est, qu’on appelle Mandchourie.
il refuse de reconnaître le Mandchoukouo. Il faut garder à l’esprit que Chiang Kai-shek était un vrai nationaliste. Alors pour faire tomber cet obstacle, l’armée impériale japonaise
se lance à la conquête de toute la Chine en juillet 1937, afin d’installer un ou des gouvernements à sa solde.
C’est la fuite en avant. Les militaires japonais s’appuient sur l’idée simpliste, et fausse, que la force règle tout en politique.
C’est d’ailleurs une idée empruntée à l’Allemagne pendant la Grande Guerre : l’idée de guerre totale, que théorise Ishiwara.
Septembre 1931,invasion japonaise de la Manchourie
Par ailleurs, le 11 mars 1941, les Américains pour aider la Grande-Bretagne votent la loi « Lend-Lease » : l’envoi de matériel militaire aux Anglais, censés le payer et le rendre.
Or quand Roosevelt fait passer cette loi au Congrès, il inclut la Chine. De facto, à l’évidence, les Américains étaient donc déjà entrés dans la guerre au début de 1941
bien avant Pearl Harbour, pour défendre à la fois la Grande-Bretagne et aider la Chine de Chiang Kai-shek.
Qu’est-ce qui vous a amené à écrire Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre ?
Quand on parle de la Seconde Guerre mondiale, on la voit tout le temps depuis l’Europe ou les États-Unis. On connaît très bien ce qui s’est passé en Europe dans les années 1930,
et aux États-Unis ce qui a déclenché la guerre. Or avec Ishiwara, on la voit du point de vue de l’Asie.
Plus intéressant encore : Ishiwara écrit énormément et ses écrits ont été conservés dans leur intégralité, y compris son journal où il notait ses pensées au jour le jour.
On peut suivre son cheminement intellectuel très précisément. La plupart des militaires japonais ont beaucoup écrit, mais leurs mémoires ont été détruites
soit par un bombardement, soit par eux-mêmes à la fin de guerre. Or la ville où vivait Ishiwara n’était pas un objectif suffisamment important pour l’aviation américaine.
Donc tout a été conservé.
Ses œuvres complètes font 9 tomes, de lettres, de rapports, de brochures. ce qui fait de lui un acteur mais aussi un témoin irremplaçable.
Le lire est comme faire un voyage dans le cerveau d’un officier de l’époque. On peut entrer dans la tête d’un de ces militaires japonais qui ont précipité l’Asie dans la guerre.
On comprend que faire la guerre aux États-Unis ne remonte pas à 1941 mais pratiquement au tout début des années 1920.
Aux yeux d’Ishiwara, l’Amérique était pour le Japon le principal ennemi. Dans ce conflit inévitable qu’il prédisait entre Japonais et Américains, la Chine était un enjeu central :
celui qui prendrait le contrôle de la Chine allait avoir un avantage par rapport à son adversaire.
A l’époque de Chiang Kai-shek, la Chine était alliée avec les Américains. C’est donc ce qui imposait au Japon de partir à la conquête de la Chine.
Les Américains ont d’ailleurs joué un rôle assez curieux en Chine.
En 1853, ils ont empêché que les concessions étrangères ne deviennent des colonies. Ils ont signé un traité avec la Chine qui ouvre le pays au commerce international
mais qui garantit la souveraineté du sol dans les concessions sur le territoire chinois. Ce qui a empêché chaque puissance européenne de se taille des colonies
et donc de dépecer le pays.
Ce fut confirmé en 1899 par ce qu’on appelait l’Open door policy, un coup de force américain. Si au départ, cette politique visait les Britanniques, les Allemands et les Russes,
très vite le principal pays visé fut le Japon.
Relisez les 21 demandes de 1905 [qui vise à faire de la Chine un « protectorat japonais, NDLR].
Grâce à Ishwara, on comprend que le but suprême dans certains milieux militaires japonais était de battre les Américains militairement.
Ce n’était pas uniquement une question militaire mais aussi politique et sociale. En même temps, cette volonté de croiser le fer avec les États-Unis était aussi une façon
d’arrêter tout changement au Japon même.
Les années 1920 dans ce pays correspondent à une période d’extraordinaire libéralisation : la démocratie Taisho, les grèves, les conflits sociaux ; la légalisation du parti socialiste
qui entre au parlement lors des élections de 1926 ; l’influence de la révolution russe dans les milieux ouvriers et intellectuels.
Les mœurs aussi changent : les robes sont plus courtes, on danse le fox-trot. Pour des segments entiers de l’armée et de la droite, le Japon est train de perdre son âme.
Ishiwara parle d’une « colonisation spirituelle » de l’intérieur. C’était inacceptable, et donc une perversion occidentale qu’il fallait combattre.