C’est dans un couloir lambrissé de bois sombre du Pentagone, le ministère qui conçoit cette guerre, que les responsables de l’US Air Force ont leurs bureaux.
Aux côtés des portraits des chefs militaires, on découvre le tableau d’un Predator, une peinture de drone. Si l’on en croit l’armée, aucune autre invention n’a autant fait la preuve
de son utilité ces dernières années dans la “guerre contre le terrorisme”.
L’armée télécommande des drones à partir de sept bases militaires sur le territoire américain, auxquelles il faut ajouter les bases de l’étranger, notamment à Djibouti,
en Afrique. Depuis son siège de Langley, dans l’Etat de la Virginie, la CIA opère au Pakistan, en Somalie et au Yémen.
Jusqu’à sa promotion voilà quelques mois au ministère de la défense au poste de responsable de la force d’intervention Drones,
William Tart était commandant de la base aérienne de Creech, au Nevada, près de Las Vegas, où il dirigeait l’engagement des drones.
Il évoque l’usage humanitaire des drones après le tremblement de terre de Haïti et les succès militaires pendant le conflit libyen :
il raconte comment ses hommes ont détruit un camion qui lançait des roquettes sur Misrata, comment ils ont traqué le convoi dans lequel fuyaient Kadhafi et ses partisans.
Il ajoute que les troupes terrestres engagées en Afghanistan ne tarissaient pas d’éloges sur l’appui aérien. “Nous sauvons des vies”, affirme-t-il.
Il sera moins disert sur les exécutions ciblées.
Pendant ses deux années à la tête de la base de Creech, il n’a vu mourir que des combattants, jure-t-il.
Les cibles n’étaient abattues que lorsque les femmes et les enfants étaient dehors. Quand on lui pose des questions sur la chaîne de commandement,
le colonel Tart renvoie à un document de 275 pages énonçant que les attaques de drones sont soumises aux mêmes autorisations que toutes les autres attaques conduites
par l’US Air Force. Un officier basé dans le pays en question doit donner son feu vert.
Puis le colonel Tart sort de ses gonds. Il n’aime pas entendre parler de frappes “chirurgicales”.
Cela le fait penser à ces vétérans du Vietnam qui lui reprochent de n’avoir jamais pataugé dans la boue, de n’avoir jamais senti l’odeur du sang,
de ne pas avoir la moindre idée de ce qu’est la guerre.
Faux, rétorque le gradé. L’heure de trajet qui sépare Las Vegas de son lieu de travail lui a souvent été nécessaire pour prendre du recul.
“Nous observons des hommes pendant des mois, nous les voyons jouer avec leurs chiens, étendre leur linge. Nous connaissons leurs habitudes comme nous connaissons
celles de nos voisins, nous allons même à leur enterrement.” Cela n’a pas toujours été simple, assure-t-il. “
Avec le drone, la guerre a quelque chose de personnel”, fait observer William Tart.
Jamais il n’aurait imaginé tuer tant de gens
Une maison de bois jaune en périphérie de la petite ville de Missoula, dans le Montana.
En toile de fond, des chaînes de montagnes, des bois et des nappes de brouillard. Les premières neiges s’accrochent. Brandon Bryant, 27 ans, est installé sur le canapé de sa mère.
Il est revenu vivre chez elle depuis qu’il a quitté l’armée, porte une barbe de trois jours et se rase la tête.
“Cela fait quatre mois que je ne rêve plus en infrarouge”, confie-t-il en souriant. Une victoire pour lui.
Il a fait six ans dans l’US Air Force et totalise 6 000 heures de vol. “Pendant ces six ans, j’ai vu mourir des hommes, des femmes et des enfants”, raconte-t-il.
Jamais il n’aurait imaginé tuer tant de gens. En fait, il n’aurait même jamais imaginé en tuer un seul.
A la sortie du lycée, Brandon voulait devenir journaliste. A l’époque, il allait encore à l’église le dimanche et “flashait” sur les pom-pom girls rousses.
Après un semestre d’études, il avait plusieurs milliers de dollars de dettes.
Son engagement dans l’armée tient du hasard : il accompagne un ami venu signer, entend que l’US Air Force dispose de sa propre université et qu’il pourrait y étudier
sans débourser un centime. Brandon se sort si brillamment des épreuves qu’on le destine au service de renseignements.
Il apprend à guider les caméras et les lasers d’un drone, à analyser les images du sol, les cartes et les données météo.
Il a 20 ans lorsqu’il participe à sa première mission au-dessus de l’Irak.
Ce jour-là, un soleil de plomb brûle dans le ciel du Nevada, mais le container est dans la pénombre.
Au Proche-Orient, la nuit se termine. Un détachement de soldats américains regagne son camp de base.
La mission de Brandon est de surveiller l’itinéraire, d’être leur “ange gardien” dans le ciel.
Il distingue un “œil”, une forme sur le macadam. “J’avais appris ce qu’était un œil pendant ma formation”, raconte-t-il.
Lorsqu’il veut enfouir un engin explosif artisanal sous une route, l’ennemi brûle un pneu pour attendrir le goudron, et la partie brûlée ressemble à un œil.
Le convoi de soldats est encore à plusieurs kilomètres de là. Brandon informe ses supérieurs, qui informent à leur tour le haut commandement.
Sa mission, pendant les minutes qui suivent, est de scruter le comportement des véhicules sur place.
“Qu’est-ce qu’on doit faire ?” s’enquiert-il auprès de son coéquipier.
Mais le pilote est novice, lui aussi.
Impossible d’entrer en contact radio avec les soldats au sol, ils ont activé un brouilleur. Brandon voit un premier véhicule passer sur l’œil. Rien.
Un deuxième engin arrive. Brandon voit un éclair sous le véhicule, puis une explosion à l’intérieur.
Cinq soldats américains viennent de perdre la vie.
Depuis ce jour, Brandon se dit qu’il a la mort de cinq de ses compatriotes sur la conscience. Il entreprend alors de tout apprendre par cœur, les manuels sur le Predator,
sur les missiles. Il se familiarise avec tous les scénarios possibles. Il veut devenir le meilleur pour qu’une telle chose ne se reproduise jamais.
Il travaille jusqu’à douze heures d’affilée. L’US Air Force n’a pas encore assez de personnel pour la guerre télécommandée en Irak et en Afghanistan.
Les pilotes de drones passent pour des couards qui se contentent d’appuyer sur un bouton. Le poste a si mauvaise presse que l’on va même chercher des retraités pour l’occuper.