L’historien et écrivain anglais Mark Mazower, dans son ouvrage “Hitler's Empire. Nazi Rule in occupied Europe”, (Londres, 2008), évoque précisément cet article: “Das Jahr 2000” (L’Année 2000), texte étonnant car... futurologue, que Joseph Goebbels publia dans la revue “Das Reich”, le 25 février 1945.
Dans son ultime effort de propagande, deux semaines seulement après la conférence de Yalta, le haut dignitaire nazi, établissait alors le lien évident entre l’Europe du futur et le national-socialisme. Une “Europe unifiée sous la direction de l'Allemagne”, et surtout “cette Europe certainement unie en l'an 2000, celle des enfants de nos enfants, à un moment futur, où cette guerre ne sera qu'un lointain souvenir”.
Cet ouvrage de Mark Mazower - lequel à ma connaissance n’a pas été traduit en français - démontre alors combien l’Allemagne des nazis, et cela, à l’instar des autres pays dans les années 1940, n’a pas incarné la rupture présentée en plus comme étant radicale, ni avec le passé... et encore moins, vis-à-vis d’une certaine suite dans l’histoire européenne. Pour faire court, il faut comprendre que le projet européiste n’est pas né avec le nazisme car il l’a précédé, et par la suite... il l’a (mal) accompagné, pour finalement lui succéder. C’est donc un projet, initié et voulu par les élites financières et industrielles de l’Allemagne, et autant par celles des pays voisins de l’eurocentre, France, Belgique, et Pays-Bas notamment. La mondialisation s’y ajoutera alors plus tardivement... avec le “succès” que l’on constate depuis.
Durant l’été 1940, le ministère de l’Économie du Reich avait prévu la création d’une forme de “Paneurope” de l’économie, basée, non pas sur l’intégration totale des pays, mais plutôt, ayant la forme de l’union des économies nationales derrière l’impulsion des accords conclus, entre les grands acteurs du secteur privé, sous le regard des responsables gouvernementaux, s’agissant bien évidemment de l’Europe de l’Ouest.
Utilisant les réseaux et les relations entre les industriels et datant de l’avant-guerre, le ministère (du Troisième Reich) a financé des rencontres, entre ces industriels et financiers. L’idée centrale étant “l'américanisation” des industries périphériques, certains industriels furent alors un moment nourris du fantasme, de créer un Parlement européen industriel, sous le patronage de l’Allemagne.
Gustav Schlotterer, l’homme à qui Walter Emanuel Funk, ministre de l'Économie (1938-1945) et président de la Reichsbank (1939-1945), avait ainsi confié le dossier du nouvel ordre économique en Europe, rencontra des industriels Français, Néerlandais et Belges vers la fin de l’été 1940, dans le but de promouvoir une collaboration dans le long terme. L’industriel et financier Belge Paul de Launoit (1891 - 1981), un authentique euro-visionnaire, s’en enthousiasma: “La Rhur, le sud de Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et le nord de la France, constituent une entité économique naturelle du charbon et de l’acier. Nous... entrepreneurs, (nous) devons percer les frontières entre les états et ainsi apprendre à collaborer”.
Parfois même, les forces armées de l’Allemagne avaient protégé des intérêts industriels non allemands, contre les... OPA de l’époque, initiées par les firmes allemandes. Parmi ces entreprises protégées: Gevaert (Belgique), Unilever et Phillips (Pays-Bas), note Mark Mazower (pages 267-269 de la traduction en grec, de son livre).
Parallèlement, Berlin a voulu imposer le Reichsmark comme devise dominante en Europe, il a ainsi obligé les autres pays à faire obligatoirement transiter leurs échanges commerciaux et surtout monétaires et financiers via la capitale de l’Allemagne, cela, tout en unifiant et en uniformisant progressivement le secteur financier du continent européen (page 270).
Et pour rendre l’histoire... un peu mieux connue, Mark Mazower précise, que lorsque Rober Schuman a initié son projet de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), à l'origine de l'actuelle Union européenne, il a ainsi facilité la tache d’abord aux industriels et aux propriétaires des mines de charbon à traverser les frontières et à commercer. Parmi eux, bien de nombreux participants, avaient pris part aux négociations analogues dix ans auparavant, arrangées par le ministère de l’Économie du Troisième Reich, lorsqu’il fut question de l’organisation de tels cartels européens, coordonnant potentiellement leurs productions alors dans ce même but. Une généalogie très analogue est d’ailleurs fort détectable, dans les autres projets: alimentaire, et de la production agricole en Europe, entre une certaine autarcie visée par l’Allemagne nazie (mais uniquement pour l’Ouest du continuant) et la Politique agricole commune (PAC).
Le nouvel ordre de l’Allemagne national-socialiste avait ainsi joué son rôle dans l’émergence de l’européisme de l’après-guerre. Sûrement, les architectes du Marché commun étaient parfois Gaullistes, éventuellement antinazis et même antifascistes - supposons-le en tous cas - avérées. Cependant, certains acteurs-clefs, œuvrant pour le dossier européiste mais travaillant dans les coulisses, Français, Belges et surtout Allemands, avaient servi exactement la même cause sous le nazisme, sauf qu’ils en ont été déçus.
Hans Peter Ipsen par exemple, juriste nazi ayant fait carrière au sein des autorités militaires occupantes à Bruxelles durant la guerre, il devient ensuite, le plus grand spécialiste du droit des Communautés européennes en Allemagne Fédérale. De même, parmi des économistes et hommes d’affaires nazis, membres du “Cercle Européen” (“Europakreis”) qui se réunissaient à l’Esplanade Hôtel de Berlin sous le Troisième Reich, certains ont joué un tout premier rôle dans la politique et l’économie de l’Allemagne de l’après-guerre.
Parmi eux, Ludwig Erhard, Ministre fédéral de l’Économie de 1949 à 1963 et chancelier fédéral de 1963 à 1966, considéré comme le père du “miracle économique allemand”, puis, les banquiers, Hermann Abs, président de la Deutsche Bank (1957-1967) et Karl Blessing, membre du Conseil d'administration de la Reichsbank allemande sous le Troisième Reich (1937-1939) et... Président de la Deutsche Bundesbank (1958-1969).
Ces hommes, ayant perdu dès le début des années 1940, toute conviction quant à la victoire finale du Troisième Reich durant la guerre, estimaient néanmoins, qu’aucune reconstruction économique de l’Europe ne pouvait se faire, autrement qu’à travers la prépondérance de l’Allemagne. Autrement-dit, l’Allemagne pouvait perdre la guerre, mais gagner la paix. Sous cet angle alors - note enfin Mark Mazower - les pires craintes des euroscepticistes sont fondées, ce qui fait en tout cas apparaître la CEE, comme une vision des nazis, (pages 571-572).
Mark Mazower note que le répertoire d’idées et de pratiques dans lequel puisèrent les nazis (pour en rajouter), est bel et bien profondément européen, et plus précisément colonialiste. Contrairement aux autres Puissances (France, Grande Bretagne), l’Allemagne a tenté de coloniser l’Europe, telle fut enfin la grande... innovation du Vingtième siècle. Parmi ces pratiques, le double système juridique, le double statut, “mutatis mutandis” allant de l’indigénat... à la citoyenneté, par exemple.
source
greekcrisis.fr