Le KV souffre, de fait, d’énormes problèmes mécaniques, en particulier liés à son embrayage et au système de propulsion. Les Allemands qui testent un exemplaire capturé à Wunsdorf, début 1942, tire grosso modo les mêmes conclusions que les Soviétiques. Ils constatent que les vitesses ne peuvent se passer qu’à l’arrêt, et donc que la vitesse théorique de 35 km/h est illusoire. Ils ont aussi noté que les KV-1 abandonnés présentent souvent des problèmes d’embrayage. Autre défaut : le manque de visibilité, d’autant plus que les obus frappant la tourelle, s’ils n’entament pas le blindage, endommagent les fentes de vision. Le commandant de char n’a pas de coupole au-dessus de lui et, comme dans beaucoup de chars russes, il doit assumer deux rôles différents, ce qui lui laisse moins d’opportunités pour contrôler la vision extérieure. Dès la fin de 1941, en raison des pertes énormes subies par l’Armée Rouge en blindés, la Stavka dissout les corps mécanisés et crée des brigades de chars, organisées autour d’un régiment de chars et d’un bataillon de fusiliers motorisés. Comprenant 93 chars, ces brigades disposent d’une compagnie de 7 KV, d’une autre de 22 T-34, le reste étant composé de chars légers. En raison des besoins pressants en chars modernes, l’usine Kirov de Léningrad tourne à plein régime jusqu’à l’encerclement de la ville : elle est d’ailleurs touchée par un raid de la Luftwaffe le 10 septembre 1941. En octobre, les chaînes de montage sont évacuées à Chelyabinsk, où un nouveau complexe est créé : l’usine n°100 d’ingéniérie lourde, la fameuse « Tankograd ».
Les Soviétiques vont donc être en mesure, grâce au déménagement des usines, de relancer leur production de blindés. En 1941, 1121 KV-1 sont sortis des chaînes de montage. Durant la première année de conflit, certaines améliorations ont été apportées au char. Le blindage initial, 90 mm pour le frontal et 75mm pour les côtés, est renforcé à 90-120 mm sur le front et à 95mm sur les côtés. Un blindage additionnel est rajouté sur la tourelle pour éviter son enrayage. Le nouveau canon ZIS-5 de 76,2 mm est monté à partir de juillet. Quelques KV-1 reçoivent le canon F-34 du T-34 en raison de pénuries du canon ZIS-5. La production de guerre soviétique tourne à plein régime, et le nombre d’heures pour construire un KV-1, tout comme le coût de la production, diminue. Malheureusement, la réquisition de travailleurs mal formés (femmes, enfants) aboutit parfois à des erreurs sur les chaînes de montage : en particulier dans la transmission du char, qui n’en avait pas véritablement besoin !
Fin 1941-début 1942, le KV-1 conserve malgré tout un avantage technologique certains sur ses homologues allemands, en raison de son blindage et de sa puissance de feu. Il réussit encore quelques beaux exploits locaux. En octobre 1941, sur la route de Moscou, le KV-1 commandé par le lieutenant Gudz, du 89ème bataillon indépendant de chars, détruit 10 Panzern près de Volokolamski, après avoir été touché 29 fois par les blindés et canons antichars allemands. Mais les KV-1 sont surtout efficaces contre l’infanterie allemande, dépourvue d’armes antichars efficaces, et qui craint particulièrement les mastodontes russes. A la fin de l’année 1941, en sus des brigades de chars nouveau format dont le nombre de chars ne cesse d’ailleurs d’évoluer en fonction des aléas de la production, les Soviétiques créent des bataillons ou compagnies de chars indépendants pour appuyer les unités d’infanterie ou de cavalerie. En février 1942, les brigades de chars comptent désormais 46 véhicules dont 10 KV : divisées en deux bataillons, les brigades alignent dans chacun de ceux-ci une compagnie lourde, une moyenne et une légère. La première consiste en deux pelotons de 2 KV plus le char du commandant de compagnie. Ce sont eux qui mènent généralement les contre-attaques en raison de leur blindage.
Mais dès la mi-1942, l’utilisation des chars au sein de l’Armée Rouge ne donne toujours pas satisfaction et interroge les commandants de l’arme blindée. Les différents types de chars employés dans les brigades provoquent un casse-tête logistique et des cauchemars tactiques. En raison de son poids, le KV-1 est moins performant en tout-terrain que les chars légers T-60 ou T-70 ou que les T-34. Par ailleurs, les Allemands introduisent en 1942 de nouvelles armes antichars plus performantes. En juin 1942, le lieutenant-colonel Strogiy, commandant d’une brigade blindée dans la péninsule de Kertch, indique que ses KV ont été percés par une nouvelle charge HEAT (High Explosive Anti Tank) mise au point par les Allemands. Par ailleurs, le canon antichar Pak 40 de 75mm est capable de venir à bout du KV et le Panzer IV est rééquipé dans les dernières versions d’un canon long de 75mm, lui aussi plus efficace contre le char soviétique. Rotmistrov, qui commande la 8ème brigade blindée au début de la guerre et finit comme commandant de l’arme blindée soviétique, explique combien le mélange des types de chars au sein des brigades est néfaste. Il recommande de centrer la production sur un seul modèle. Evidemment, il songe au T-34. La Stavka prend une double direction : concentrer la production sur le T-34 mais revoir si possible dans le même temps le profil du char lourd KV. Cela donne naissance au KV-1S, plus léger, dont certains défauts mineurs sont corrigés, et qui entre en production dès août 1942.
Colonne KV1-S
En octobre 1942, le général Katukov, un des futurs commandants d’armée blindée qui a mené des T-34 et des KV-1 dans la défense de Moscou, est interrogé par Staline sur les performances de ces modèles. Il répond que si le T-34 donne satisfaction, ce n’est pas le cas du KV-1, trop peu agile, et qui n’apporte pas grand chose de plus pour un char lourd puisqu’il est équipé, par exemple, d’un canon du même calibre. C’est ainsi que le même mois, les KV-1 sont progressivement retirés des brigades mixtes pour être regroupés en régiments indépendants devant être engagés pour soutenir l’infanterie dans les percées. Au total, 1370 KV-1S sont encore produits jusqu’à avril 1943, date de la cessation de la production. Certaines brigades participant à la contre-offensive autour de Stalingrad restent cependant équipées du KV-1. Le châssis du KV-1 sert cependant de base, entre autres, au nouveau canon-automoteur SU-152, armé d’un obusier de 152 mm, qui entre en service en mars 1943 -plus de 700 sont construits jusqu’à l’automne.
Conclusion
En 1941, l’Armée Rouge est déjà une force considérable, disposant de matériels performants, parfois sans équivalents (pensons au T-34). Mais elle souffre de lacunes énormes : les officiers formés sont peu nombreux, l’armée est en pleine croissance et l’entraînement ne suit pas, le moral est désastreux après les purges de 1936-1938, et enfin, pour ce qui nous intéresse ici, l’arme blindée est chamboulée par des changements doctrinaux encore imparfaitement réalisés. Cependant, malgré ces problèmes, l’Armée Rouge soutient, dans la douleur, le choc de Barbarossa. L’exploit du lieutenant Kolobanov n’est qu’un succès tactique de faible envergure, mais il s’inscrit dans cette série de contre-attaques lancées par Vatoutine aux abords de Léningrad et qui ralentissent considérablement l’avancée allemande sur la patrie du communisme. Les nazis ont grandement sous-estimé le potentiel de l’Armée Rouge et sa mobilisation économique qui démarre dès l’industrialisation lancée par Staline avec les plans quinquennaux, ce qui donne aux Soviétiques les moyens d’aligner un matériel formidable en quantité -si ce n’est en qualité. Et si l’on peut constater le manque de cadres formés, il n’en reste pas moins qu’on en trouve, en cherchant bien, y compris dans l’arme blindée : Kolobanov est un vétéran de la guerre d’Hiver, et tous les commandants d’armées blindées de 1945 à l’exception d’un seul ont commandé des unités blindées dans la tourmente de Barbarossa. Enfin, quant au matériel, ici le char KV-1, il est loin d’être dépareillé, surclassant même celui des Allemands, ne pouvant renverser le cours des opérations, mais impressionnant l’adversaire avant de montrer ses limites une fois la première phase de la guerre à l’est achevée. Les Allemands, comme avec le T-34, en tireront l’idée de renforcer à la fois le blindage et l’armement : ce seront le Tigre, puis le Panther. Les Soviétiques, quant à eux, font le choix inverse : privilégier un modèle de blindé relativement polyvalent, le T-34, qui ne devient véritablement inférieur aux chars allemands qu’avec l’entrée en lice du Tigre et du Panther, en 1943. Le KV-1 est ainsi sacrifié à l’aune de la redécouverte de l’art opératif par l’arme blindée soviétique, tout en servant pour des emplois annexes (régiments de soutien à l’infanterie, châssis pour les canons automoteurs). En ce sens, il illustre assez bien le renouveau de l’Armée Rouge sur les cendres de Barbarossa.
Stephane Mantoux
alliancegeostrategique.org