Alain Peyrefitte, dans son ouvrage C’était de Gaulle, explique ce choix américain :
« On voit donc bien la collusion qu’il y avait entre les autorités américaines et les autorités du régime de Vichy.
Le président Roosevelt et les cercles dirigeants américains voulaient disposer, au sortir de la guerre, d’une France aussi domestiquée que celle qu’avait souhaitée Hitler.
C’était finalement un conflit d’impérialisme entre les Américains et les Allemands, rien d’autre.
Et Roosevelt souhaitait promouvoir les pétainistes contre de Gaulle parce qu’il savait parfaitement qu’ils seraient infiniment plus dociles, pour obéir à Washington
comme ils obéissaient à Berlin, plutôt que le Fondateur de la France Libre, dont l’intransigeance sur l’indépendance de la France était déjà légendaire. »
Alain Peyrefitte rapporte les propos de Charles de Gaulle :
« Roosevelt était un type qui voulait dominer l’univers et, bien entendu, décider du sort de la France.
Alors, de Gaulle, ça l’embêtait ; il ne le trouvait pas assez souple. Il pensait que le jour où les Américains auraient débarqué en France, si le Maréchal était encore là,
il n’aurait rien à leur refuser ; ce qui était bien vrai.
Ensuite, Vichy étant devenu vraiment impossible, il a laissé tomber Vichy. Il a essayé de se rattraper sur Giraud.
Puis, voyant que ça ne donnait rien, il a essayé de se rabattre sur Herriot. Il a même tenté de fabriquer un gouvernement à Paris au moment où j’allais y entrer,
avec Laval, Herriot. Tout ça été manigancé avec Otto Abetz [Représentant de Hitler à Paris sous l’Occupation] et avec Allen Dulles, qui était à Genève pour le compte de la CIA. »
Il y avait effectivement un plan assez délirant de gouvernement de la France par les Américains et ce, dès 1941-1942.
Au même titre que les futurs vaincus – Allemagne, Italie, Japon – la France aurait été gouvernée comme un protectorat, et le comportement du commandement américain
en France au moment du débarquement le confirme.
Aucun respect, aucune pitié, un pays à écraser sous les bombes ou sous la botte, comme un vulgaire ennemi.
« Ce gouvernement militaire américain des territoires occupés aurait aboli toute souveraineté, y compris le droit de battre monnaie, sur le modèle fourni par les accords
Darlan-Clark de novembre 1942 », écrit Le Monde diplomatique.
De Gaulle se vengera du plan américain en signant, le 10 décembre, un « traité d’alliance et d’assistance mutuelle » avec Moscou, ultime provocation,
et début de l’indépendance française fragile entre les deux grands, le jeu habile du futur premier président de la Ve République.
Il n’est alors pas anormal de voir à l’automne 1944 les troupes françaises (reconstituées en partie) et américaines être au bord de l’affrontement,
comme le souligne Le Point du 3 juin 2019 :
« “Des scènes de sauvagerie et de bestialité désolent nos campagnes. On pille, on viole, on assassine, toute sécurité a disparu aussi bien à domicile que par nos chemins.
C’est une véritable terreur qui sème l’épouvante. L’exaspération des populations est à son comble”.
Le 17 octobre 1944, quatre mois et demi après le Débarquement en Normandie, La Presse cherbourgeoise, quotidien local de Cherbourg, publie cette mise en garde
sous le titre “Très sérieux avertissement”. »
La cohabitation avec les libérateurs se passe mal. Et l’occupant saisit le problème sous la forme d’un mémo de la 1ère armée américaine :
« L’enthousiasme des Normands pour les forces anglo-américaines risque de s’inverser proportionnellement à la durée de notre séjour en Normandie ».
Les destructions ont laissé un goût amer dans la population, et on comprendra plus tard que si les ports et les infrastructures devaient être bombardés
pour en déloger l’occupant, les bombardements de civils n’étaient pas nécessaires, d’un pur point de vue militaire.
« Bombarder en ami » (la stratégie US)
« C’était un choc de s’apercevoir que nous étions pas accueillis comme libérateurs par la population locale, comme nous nous l’avions mentionné...
Ils nous voyaient comme des porteurs de destructions et de douleurs. » (Journal d’un colonel américain)
L’historien britannique Andrew Knapp résume la stratégie alliée :
« Transformer les villes en champs de ruines difficiles à franchir pour les troupes allemandes »... Ce qui freinera d’autant la progression des troupes anglo-américaines
et ne gênera pas fondamentalement la mobilité de la Wehrmacht.
« La stratégie anglo-américaine de bombardement intensif a suscité de nombreux débats entre les historiens pour apprécier son efficacité et sa pertinence.
Stratégie particulièrement meurtrière pour les populations civiles puisqu’elle a pour conséquence la mort de près 20 000 civils (soit un tiers de tous les civils tués durant
la Seconde Guerre Mondiale, civils tués par les bombardements mais aussi par les mitraillages aériens des convois de réfugiés ou les résistants et otages fusillés)
pour une perte de 37 000 soldats alliés et de 80 000 soldats allemands.
3 000 civils normands sont tués le 6 juin, soit le même nombre de morts que les soldats alliés en ce Jour J.
Les bombardements atteignent souvent des villes qui ne constituent pas un objectif majeur. Claude Quétel, directeur scientifique du Mémorial de Caen
précise que les bombardements, en dépit de leur objectif initial, sont loin d’être parvenus à bloquer les mouvements allemands. » (Vingtième Siècle : Revue d’histoire)
L’engouement pour les libérateurs s’inverse : on commence à regretter les Allemands !
« Suivent les querelles financières et matérielles. Fin août 1944, les Américains emploient 7 000 travailleurs civils pour 75 francs par jour et une ration militaire.
“Avec 100 francs, les Allemands payaient mieux” constatent les ouvriers. L’Organisation Todt, chargée de construire le mur de l’Atlantique, n’avait pas lésiné
sur les moyens. Rapidement, les Français seront remplacés par des prisonniers de guerre allemands… »
Pourquoi cet empressement et cette violence américains ?
Parce qu’en 1944, il faut à tout prix empêcher Staline de se manger trop d’Europe, même si le partage en deux entités, Europe de l’Ouest et Europe de l’Est,
a été entériné à Téhéran (du 28 novembre au 1er décembre) l’année précédente, bien avant la conférence de Yalta (4-11 février 1945) donc, que l’histoire a retenue.
Y sont décidés et le débarquement de Normandie, et le partage de l’Europe en zones d’influence.
Car depuis l’été 1943 et la défaite de Koursk, les états-majors de l’Axe et des Alliés savent que l’Allemagne a perdu.
Elle n’a plus les moyens matériels de rivaliser sur tous les fronts avec le bloc anglo-américain d’un côté et le bloc soviétique de l’autre.
Le pétrole va manquer, Goering le sait et il ne croit pas au concept de « guerre totale » lancé par Goebbels début février 1943.
La fine fleur des divisions d’assaut de la Wehrmacht a disparu en Russie, la Turquie n’envoie plus de chrome à l’Allemagne, les 2 000 avions anglo-américains tiennent
le ciel allemand et la Luftwaffe n’est plus qu’un souvenir.
Tous les voyants nazis sont au rouge, plus de deux millions de soldats soviétiques se pressent à la frontière biélorusse (ce sera pour le 22 juin, jour de revanche pour Barbarossa),
il est temps d’agir. Les Américains et les Anglais mettront deux ans pour trouver les moyens matériels et la stratégie du débarquement, avec en prime l’intoxication « Fortitude »,
qui a laissé croire au renseignement allemand que le débarquement du 6 juin 44 sur les côtes normandes n’était qu’un « fake » destiné à détourner les 10 divisions blindées
(en attente derrière les 50 divisions côtières) du Pas-de-Calais, le vrai lieu du débarquement. Mais tout cela est connu.