Benjamin Cowburn
Sir Benjamin Cowburn (1909-1994) fut, pendant la Seconde Guerre mondiale, un agent secret britannique du Special Operations Executive. Il fut envoyé quatre fois en France, et y accomplit ses missions avec une grande efficacité sans jamais être arrêté, ce qui constitue un record de longévité (1941 à 1944) dû à son sens aigu de la sécurité.
L idee folle
Après le déjeuner, je sortis pour prendre l'air de Paris. Mes pas me conduisirent vers la place de l'Étoile où l'immense Arc de Triomphe, dans son cadre incomparable, me parut plus majestueux que jamais. Le silence de la ville auquel je n'étais pas encore accoutumé était, en ce lieu, plus impressionnant encore. Là, où naguère le flot grouillant de véhicules avait tourbillonné autour de la base du célèbre édifice en cornant, mugissant et pétaradant, seuls quelques voitures de liaison et camions allemands traversaient la vaste chaussée circulaire. Perdus dans ce décor vide, ils semblaient minuscules. À l'angle de l'avenue de Wagram, j'aperçus, pour la première fois, un autobus à gaz au toit enflé en forme de ballon.
Comme je quittais la place, je perçus au loin une musique de cuivres. Le son venait de la direction de la Concorde et bientôt je discernais un détachement allemand marchant vers l'Étoile. Il était conduit par un officier à cheval, sabre au clair, et jouait une marche allemande. Au centre, l'un des musiciens tenait haut un bizarre instrument en forme de lyre, décoré de touffes de poils et muni d'un jeu de clochettes sur lesquelles il piquait la mélodie avec un marteau.
C'était donc ainsi que se manifestait l'orgueil allemand ! Les Huns avaient envahi beaucoup de pays, se pavanaient dans toute l'Europe, mais cette démonstration devait être, dans leur esprit, le symbole de la force triomphante. Ils remontaient les Champs-Élysées, marchant vers l'Arc de Triomphe, ce monument sublime élevé à la gloire de Napoléon, aux piliers couverts des noms de nombreuses localités allemandes, témoignage d'une Allemagne qui n'avait été, à l'époque, qu'un champ de bataille pour les Français victorieux.
Les officiers et soldats allemands qui déambulaient sur les trottoirs saluaient les troupes en marche, mais les civils français feignaient de ne rien voir du tout. À droite, en descendant, se dresse l'hôtel Astoria. Il paraît que le Kaiser Guillaume II avait décidé que, du balcon de cet établissement, il assisterait au défilé de la Victoire lorsqu'il aurait gagné la guerre. Il n'avait réussi ni à gagner la guerre, ni à atteindre l'Astoria ! Hitler était bien arrivé à l'Astoria, mais il n'avait pas encore remporté la victoire finale. Napoléon avait occupé toute l'Europe, il ne put battre l'Angleterre. Hitler, lui aussi, occupait l'Europe, mais il ne nous avait pas encore battus... Alors... amuse-toi, Fritz, pendant que cela dure !
La signification de la parade que je venais de voir pour la première fois faisait l'objet de mes préoccupations pendant que je continuais ma route en direction de la place de la Concorde. Les Parisiens devaient subir ce défilé tous les jours ; je pensais qu'il serait amusant de leur offrir le spectacle de la débandade de ce fier détachement. Et j'anticipe ici pour expliquer que, plus tard, je communiquai au Q.G. de Londres l'idée d'envoyer un chasseur de la RAF mitrailler publiquement l'affreuse lyre à clochettes, en signalant l'horaire, toujours respecté, du défilé (je crois me souvenir qu'il remontait vers l'Étoile à quatorze heures).
J'ignore absolument si ma proposition fut à l'origine de l'opération, mais un jour de 1942, après un vol en rase-mottes à partir de la côte anglaise, un chasseur bimoteur apparut soudain au-dessus de l'Arc de Triomphe. Je ne me trouvais malheureusement pas aux Champs-Élysées ce jour-là, mais des témoins enthousiastes m'ont décrit le spectacle. Il semble que l'avion soit arrivé en avance sur l'horaire et ait manqué le défilé. Il lâcha des drapeaux, mitrailla le ministère de la Marine et sema la panique parmi les militaires allemands présents. Pendant que l'appareil survolait les Champs-Élysées à quelques mètres d'altitude seulement, l'équipage prit des photographies du Grand-Palais... dont les tirages furent lancés sur Paris quelques nuits plus tard par les soins de la RAF.
L'opération, appelée SQUABBLE (querelle) eut bien lieu le vendredi 12 juin 1942, après quatre tentatives avortées courant mai.
L'avion utilisé fut un bimoteur Bristol Beaufighter Mk Ic (matricule T4800, lettre code ND, lettre d'identification C) du Coastal Command. À bord, il y avait deux aviateurs :
le Flight Lieutnant Alfred Kitchener "Ken" Gatward, pilote, chargé de tirer sur le ministère de la Marine, qui abritait le quartier général de la Gestapo) ; et le sergent Gilbert "George" Fern, chargé de larguer des drapeaux tricolores sur la ville et de prendre des photos. Mais il n'y eut aucun défilé allemand.
[Source : Derek James, avec la collaboration de Xavier Méal, 12 juin 1942 Les Champs-Élysées en "Beaufighter", article dans la revue « Le Fana de l'Aviation », no 498, mai 2011, p. 18-25.]