En combien de temps un homme normal devient-il une machine à tuer? Quelques jours, tout au plus. C’est l’enseignement le plus troublant d’un document exceptionnel: le recueil des conversations de soldats allemands faits prisonniers entre 1939 et 1945 .
Le 6 mars 1943, deux soldats allemands parlent de la guerre. Budde, le pilote de chasse, et Bartels, le sous-officier, ont été faits prisonniers par les Anglais quelques semaines auparavant. Pour eux, les combats sont finis, et le temps est venu d’échanger leurs souvenirs :
« Budde : J’ai participé à deux raids aériens, on a bombardé des maisons.
Bartels : Tu parles de bombardements stratégiques, comme nous, avec des cibles précises?
Budde : Non, des bombardements au hasard, pour déstabiliser l’ennemi. On prenait la première cible venue, des villas sur une colline par exemple. Tu vois, on les survole comme ça et tout à coup, pssssst, on fond dessus, les fenêtres explosent, le toit s’envole. Une fois à Ashford, sur la place du marché, il y avait un attroupement, des tas de gens, des discours… bah, je peux t’assurer qu’on les a pulvérisés ! C’est très amusant ! »
Les pilotes Baümer et Greim ont eux aussi vécu de beaux moments, comme ils se plaisent à le raconter :
« Baümer : On a fait installer à l’avant de l’avion un canon de deux centimètres. On volait en rase-mottes, et quand on croisait des voitures, on allumait les phares, pour qu’elles croient qu’une autre automobile arrivait en face. Et là, avec les canons, on nettoyait tout. Ça marchait du tonnerre. C’était du beau travail, on s’en donnait à cœur joie ! On a fait ça aussi avec des trains et des convois
Un ton inhabituel et dérangeant
Greim : Un jour, on a mené un raid sur Eastbourne. On est arrivés et on a vu un château. Apparemment, il y avait un bal ou quelque chose comme ça, en tout cas plein de dames en tenue de soirée et un orchestre. La première fois, on s’est contentés de survoler, mais ensuite on a piqué et tout canardé. Ah ! Mon ami, c’était vraiment le pied ! »
Le ton des soldats Budde, Bartels, Baümer et Greim est inhabituel et dérangeant. Rien à voir avec celui qu’on trouve dans les documentaires télévisés ou les Mémoires de guerre: c’est le ton de soldats qui bavardent entre eux et se racontent leurs expériences.
Dix-huit millions d’hommes ont servi pendant la Seconde Guerre mondiale dans la Wehrmacht et la Waffen-SS, soit plus de 40% de la population masculine du Reich. Aucune période n’est mieux documentée que les six années qui séparent l’invasion de la Pologne, en septembre 1939, et la capitulation de l’Allemagne, en mai 1945. L’historien lui-même peine désormais à avoir une vision globale des ouvrages consacrés au conflit. L’histoire de la Seconde Guerre mondiale que l’Institut de recherche sur l’histoire militaire de Potsdam a achevé de publier il y a trois ans, la référence allemande en la matière, représente à elle seule dix volumes
Chaque bataille de ce combat monstrueux pour la domination de l’Europe a aujourd’hui sa place réservée dans les livres d’histoire, au même titre que les horreurs provoquées par cette dévastation qui fit soixante millions de morts: la souffrance des populations civiles, l’extermination des Juifs, la guerre contre les partisans à l’Est. Cependant, la façon dont les soldats ont vécu la guerre, dont la confrontation permanente avec la mort et la violence les a transformés, ce qu’ils ont ressenti, ce qu’ils ont craint, mais aussi ce à quoi ils ont pris plaisir, tout cela n’est qu’effleuré dans les ouvrages savants.
Il est vrai que l’historiographie s’est longtemps méfiée des points de vue subjectifs sur les événements, préférant se contenter des dates et des faits. Mais cela tient aussi aux lacunes des sources potentielles. La correspondance du front, les récits personnels, les Mémoires de guerre ne renvoient qu’une image édulcorée de la réalité. Les destinataires de ces témoignages sont les femmes des soldats, leurs familles, ou plus généralement l’opinion publique. Les descriptions du quotidien, le village qu’on rase ou les quelques filles qu’on « culbute », comme on désigne les viols dans le jargon des soldats, n’y ont pas leur place.
Non seulement les attentes des destinataires font obstacle à une peinture réaliste, mais le temps transforme à lui seul le regard porté sur le passé. Pour avoir une image fidèle de la façon dont les militaires ont vécu la guerre, il faudrait pouvoir les interroger à chaud et jouir de leur entière confiance afin qu’ils s’expriment librement, sans craindre de devoir rendre ensuite des comptes. Ce qui paraît déjà difficile pour des conflits contemporains, comme l’Afghanistan, relève quasiment de l’impossible concernant un événement bien antérieur comme la Seconde Guerre mondiale.
Pourtant, deux chercheurs allemands ont réussi à reconstituer ce vécu grâce à des enregistrements d’époque. C’est une découverte sensationnelle qu’a faite l’historien Sönke Neitzel dans les archives britanniques et américaines. En 2001, il effectuait des recherches sur la bataille de l’Atlantique quand il est tombé par hasard sur des retranscriptions d’écoutes d’officiers allemands faits prisonniers par les Alliés, s’exprimant avec une liberté inouïe. Plus Neitzel creuse, plus il trouve de matériau. Au total, ce sont 150 000 pages de comptes rendus originaux qu’il a dépouillés avec le spécialiste de psychologie sociale Harald Welzer. Le livre qu’ils en tirent est de nature à bouleverser notre vision de la guerre
Ces enregistrements offrent sur la Seconde Guerre mondiale un regard «de l’intérieur» et détruisent à jamais le mythe d’une Wehrmacht «propre». Dans ces récits, les soldats nous livrent leur vision de l’ennemi et de leurs chefs, ils se racontent par le menu telle ou telle opération militaire et rapportent avec un luxe de détails étonnant les atrocités qu’ils ont vues et auxquelles ils ont pris part.
Toutes les raisons sont bonnes pour tuer. Parfois il suffit qu’un homme ne change pas de trottoir assez vite ou rechigne à donner un objet :
« Zotlöterer : J’ai tiré sur un Français par-derrière. Il était à vélo.
Weber : De très près ?
Zotlöterer : Oui.
Heuser : Il voulait te faire prisonnier ?
Zotlöterer : Tu parles ! Je voulais le vélo.»
Jusqu’au printemps 1945, près d’un million de soldats de la Wehrmacht ou des Waffen-SS furent capturés par les Anglais ou les Américains, pour la plupart envoyés dans des camps de prisonniers ordinaires. Mais plus de treize mille d’entre eux firent l’objet d’une «observation» plus étroite dans les installations conçues à cet effet que les Alliés édifièrent d’abord dans le domaine de Trent Park, au nord de Londres, dans la Latimer House située dans le Buckinghamshire, puis, à partir de l’été 1942, à Fort Hunt, en Virginie. Il s’agissait d’arracher aux soldats des secrets militaires susceptibles de donner aux Alliés un avantage stratégique. Les cellules étaient truffées de micros; de nombreux indics se mêlaient par ailleurs aux détenus, avec pour mission d’orienter la conversation dans la bonne direction.
On peut penser que la plupart des prisonniers ignoraient qu’ils étaient sur écoute; quoi qu’il en soit, s’ils le savaient, ils abandonnaient très vite toute prudence, portés par la conversation avec leurs camarades. Le besoin humain de parler est manifestement plus fort que la crainte d’être entendu par l’ennemi.
La quantité de matériau retrouvé dans les archives est impressionnante: les Britanniques ont rédigé 17.500 comptes rendus d’écoute; si certains ne font qu’une demi-page, d’autres s’étendent sur plus de vingt feuillets. Les Américains ont conservé des milliers d’autres transcriptions ; ce sont des relevés mot à mot en allemand, auxquels on a adjoint une traduction anglaise
« J’avais mal pour les chevaux »
La décision d’interner les prisonniers à Trent Park ou à Fort Hunt était prise par des officiers des renseignements alliés, qui désignaient les candidats appropriés. Alors que les Anglais ont mis sur écoute avant tout l’élite de la Wehrmacht, les Américains se sont plutôt intéressés au soldat moyen. Près de la moitié des détenus de Fort Hunt étaient de simples hommes de troupe, en particulier de l’armée de terre, les sous-officiers ne représentant qu’un petit tiers des effectifs, et les officiers de plus haut rang, un sixième.
Et, de fait, la diversité des voix donne un aperçu très complet du regard que portent les soldats sur la guerre. Presque toutes les carrières sont représentées, du nageur de combat au général d’armée. De même, les propos recueillis couvrent à peu près tous les théâtres d’opérations. Certes, la quasi-totalité des soldats mis sur écoute avaient été faits prisonniers sur le front de l’Ouest ou en Afrique mais, la plupart ayant combattu dans différentes zones, nous disposons également de descriptions du front de l’Est.
La science s’est toujours demandé à quelle vitesse des hommes en tous points normaux se transforment en machines à tuer. La réponse qui s’impose à la lecture de ces récits tient en deux mots : très rapidement. Pour beaucoup, la phase d’accoutumance dure à peine quelques jours, après quoi ils s’acquittent de leur tâche sans difficulté. Plus d’un avoue même ouvertement en tirer du plaisir.
Parfois, une arme ou un avion suffit, comme le montre cette discussion du 30 avril 1940 entre un pilote de la Luftwaffe et un éclaireur :
« Pohl : Le deuxième jour de la campagne de Pologne, j’ai dû bombarder une gare de Poznán. Huit des seize bombes sont tombées dans la ville, en plein milieu des maisons. Ça ne m’a pas vraiment réjoui. Le troisième jour, ça m’était égal, et le quatrième, j’y ai pris plaisir. Pour se mettre en appétit, on poursuivait des soldats isolés à travers champs et on les laissait gisant les bras en croix avec quelques balles dans la peau.
Meyer : C’étaient toujours des soldats ?
Pohl : Non, des civils aussi. On attaquait les files dans la rue. Je faisais partie d’une escadre de trois appareils. Les avions plongent, les uns derrière les autres, et là, dans un virage à gauche, c’est parti, avec les mitrailleuses et tout ce qu’on avait sous la main. On a vu des chevaux voltiger.
Meyer : Diable, avec les chevaux. Je n’arrive pas à y croire.
Pohl : J’avais mal pour les chevaux, pas du tout pour les hommes. Mais les chevaux m’ont fait de la peine jusqu’au dernier jour.»
Quand des soldats parlent de la guerre, des mots comme «mort» ou «tuer» ne surgissent que rarement dans la conversation. Parce que c’est le résultat qui compte, pas le travail en lui-même, qui va de soi. Un maçon ne discuterait pas pendant la pause de pierre et de ciment, remarquent à juste titre Neitzel et Welzer.
Nombre de discussions retranscrites sont des joutes oratoires. Il ne s’agit pas pour les prisonniers de s’épancher; ils se montrent indifférents aux horreurs qui sont derrière eux. Ils veulent plutôt se distraire, rigoler ensemble. Comme souvent lorsque des hommes parlent de leurs expériences devant un cercle de confrères, leurs récits ont quelque chose de vantard.
Les réactions à ce qui se dit sont au moins aussi révélatrices que la nature de ce qui est dit. Un comportement qui va de soi ne suscite pas la contradiction ou la protestation. Une frontière se dessine ainsi entre ce que l’on juge normal et ce qui représente au contraire une violation de la norme.
Le soldat parle peu de la mort, et tout aussi peu de ses sentiments ou de ses peurs. La crainte de mourir ou le désespoir ne sont pas de nature à amuser les camarades. Dans le monde des soldats, l’aveu de n’avoir pas su faire face à une situation extrême est interprété comme une preuve de faiblesse; ce n’est d’ailleurs pas fondamentalement différent parmi les civils. On n’avouera qu’à de très proches amis s’être fait dessus de peur ou avoir dû se rendre.
Les hommes adorent la technique, c’est un sujet sur lequel ils s’entendent vite. Aussi de nombreuses discussions portent-elles sur l’équipement, l’armement, les calibres, et, avec des variations à l’infini, sur comment on a «tué», «abattu», «descendu». Le succès et la fierté du travail accompli existent aussi à la guerre.
frontières morales déplacées
La victime vaut seulement comme cible à toucher et anéantir, que ce soit un bateau, une maison, une voie de chemin de fer, voire un cycliste, un piéton ou une femme avec une poussette. On ne regrette que très rarement le destin des innocents, et jamais il n’est question de compassion. «La victime au sens empathique du terme est absente de ces récits », concluent les auteurs.
Nombre des soldats mis sur écoute ne font pas de distinction entre les cibles militaires et civiles ; très vite après le début de la guerre, ces différences n’existent plus que sur le papier, et, à partir de l’invasion de l’URSS, elles disparaissent totalement. Certains soldats sont même très fiers d’avoir eu l’occasion de tuer de nombreux civils.
Le lieutenant Hans Hartigs, du 26e escadron de chasseurs, raconte en janvier 1945 un raid contre l’Angleterre, au cours duquel il s’agissait expressément de « tirer sur tout ce qui bougeait, pourvu que ça ne soit pas militaire » : « Nous avons abattu des femmes et des enfants en poussettes », rapporte l’officier avec satisfaction. Le caporal de sous-marin Solm explique en mars 1943 comment il a « coulé un bateau transportant des enfants », provoquant la noyade de plus de cinquante d’entre eux. Il s’agit très vraisemblablement du paquebot britannique City of Benares, torpillé le 17 septembre 1940 dans l’Atlantique Nord.
« Ils sont tous morts noyés ?
– Oui, tous.
– Un bateau de quelle taille ?
– Un 6 000 tonnes.
– Comment vous l’avez su ?
– Par la radio. »
La guerre n’abolit pas les catégories morales, comme on pourrait le penser, elle en déplace le champ d’application. Aussi longtemps que le soldat agit dans les limites de ce qui est considéré comme nécessaire, il juge son action légitime, même quand il s’agit d’actes d’une brutalité extrême. C’est la raison pour laquelle des agissements qui provoqueraient un dégoût profond en temps de paix ne lui posent ici pas de cas de conscience particulier.
Quand la morale n’est pas abolie, mais que ses frontières sont redessinées, il subsiste des règles : on ne tire pas sur des pilotes dont l’avion a été abattu et qui ont sauté en parachute ; en revanche, tout est permis avec l’équipage des tanks détruits. Les partisans étaient par principe immédiatement fusillés ; quiconque assaille un camarade par-derrière a, du point de vue de l’homme de troupe, bien mérité son sort. En revanche, fusiller en masse des femmes et des enfants était considéré, même dans la Wehrmacht, comme une pratique cruelle, ce qui ne l’empêcha pas d’être très répandue.
En octobre 1944, l’opérateur radio Eberhard Kehrle et le soldat d’infanterie SS Franz Kneipp discutent très librement de la guerre contre les partisans:
« Kehrle : Dans le Caucase, lorsque l’un de nous a été abattu, on n’a pas attendu l’ordre d’un lieutenant. On a sorti nos pistolets, et hop, femmes, enfants, tout ce qui bougeait, liquidé…
Kneipp : Chez nous, une fois, un groupe de partisans avait attaqué un convoi de blessés et les avait tous achevés. Une demi-heure plus tard, ils avaient été pris près de Novgorod. On les a mis dans une fosse creusée dans le sable, et on a mitraillé de tous les côtés.
Kehrle : Ceux-là méritent une mort lente, pas d’être fusillés.»
Les récits du caporal Sommer à propos d’un lieutenant qui servait sur le front italien montrent également à quel point la terreur contre les civils était habituelle:
« Sommer : En Italie, dans chaque village où nous arrivions, il disait toujours : “On commence par en tuer vingt, histoire d’avoir un peu la paix, qu’il ne leur vienne pas des idées stupides” (rires). On faisait une petite fusillade, puis il déclarait : “Au premier qui bronche, on en descend cinquante autres.”»
Source : 1) http://bibliobs.nouvelobs.com/en-partenariat-avec-books/20111102.OBS3662/dans-la-tete-des-soldats-de-la-wehrmacht.html
2) Cet article est paru dans "le Spiegel" le 31 mars 2011. Il a été traduit par Dorothée Benhamou et publié dans le n° 27 de "BoOks", en kiosque tout ce mois de novembre 2011.