A Auschwitz, la barbarie par le «sport»
Dans le camp de concentration nazi, il y avait un bassin de natation, dont le champion français Alfred Nakache put faire l’expérience comme «bête de foire». Retour historique, en marge d’une exposition à Paris, sur la propagande des SS conçue à partir de l’exercice physique
Ce matin-là à Auschwitz, il fait un temps gris, froid. Un temps cafardeux. Il est à peine 10 heures et déjà, le parking est rempli de voitures et de cars scolaires. Chaque année, ils sont plus d’un million de visiteurs du monde entier à se rendre sur place. Tous traversent le portail d’entrée et sa célèbre inscription, «Arbeit macht frei».
Mais combien savent que dans les 191 hectares de ces camps se cache… une piscine? A en croire le guide qui nous accompagne, quasiment personne: «Il y a même d’anciens déportés qui ne le savent pas», explique Krzysztof Antonczyk. La piscine, elle est là-bas, derrière ce gros bâtiment. Vous la voyez?» L’homme nous fait des gestes de la main, et soudain, nous l’apercevons. Une piscine, avec un plongeoir et une échelle d’accès.
Nous sommes dans Auschwitz I, derrière les Blocks 6 et 7. Le petit groupe de visiteurs est comme abasourdi parce ce qu’il découvre: ce bassin au cœur du plus grand complexe concentrationnaire de la Seconde Guerre mondiale, où plus de 1,1 million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été exterminés par les nazis, dont 90% de juifs.
Krzysztof Antonczyk raconte que «ce sont les déportés qui l’ont construite, sous la contrainte des SS. Les travaux ont eu lieu pendant l’été 1944». L’homme montre un plan: «La piscine mesure environ 15 mètres de long, 5 m 30 de large et 2 mètres et demi de profondeur.»
Face aux interrogations des visiteurs, Krzysztof Antonczyk ne tarde pas à mettre les choses au clair sur l’utilité de l’installation sportive: «Elle était uniquement réservée aux gardiens. L’accès était formellement interdit aux prisonniers. Sauf lorsqu’il s’agissait d’organiser une démonstration devant les membres de la Croix-Rouge.»
Par «démonstration», il faut comprendre «propagande». Nous sommes alors au printemps 1944. Les camps d’extermination mis en place par les nazis fonctionnent à plein régime, comme à Auschwitz-Birkenau, où 10 000 déportés, selon le Mémorial de la Shoah, à Paris, sont gazés chaque jour. C’est aussi à cette époque que des associations commencent à s’inquiéter du sort réservé aux juifs. La Croix-Rouge exige d’inspecter les camps. Les nazis finissent par accepter. C’est ainsi qu’en septembre 1944, une délégation d’humanitaires débarque à Auschwitz. Sur place, ils ne verront presque rien.
Patrick Clastres, historien et chercheur rattaché au Centre d’histoire de Sciences Po, à Paris, explique: «Les Allemands avaient intérêt à montrer un visage positif des camps, il leur fallait donc falsifier la réalité. On organise alors des séances d’athlétisme et des matches de football. Tout cela avait un seul but: montrer que tout allait bien dans les camps, que les prisonniers étaient bien traités.»
Déporté à Auschwitz en février 1944, Raphaël Esraïl, aujourd’hui président de l’association regroupant les rescapés du camp (UDA) se souvient bien de cette visite de la Croix-Rouge: «Quelque temps auparavant, à une dizaine de camarades et moi-même, les SS nous ont demandé de plonger dans la piscine pendant qu’un cinéaste nous filmait. Il fallait qu’on nage bien. Mais je ne pouvais pas, la tête me tournait, j’étais trop faible physiquement.»
Mais sur ces images, on voit des hommes en forme, souriants: c’est ce que retiendra la Croix-Rouge des camps… «Ce qu’on appelle une mascarade, poursuit l’historien. Les Allemands ont utilisé le sport comme objet de propagande, ce sont des scènes imposées. Au camp de Westerbork aux Pays-Bas, c’est même un interné juif qui tenait la caméra à la demande du directeur…»
La visite se poursuit. Avec le reste du groupe, nous arrivons à Auschwitz III, appelé aussi Buna-Monowitz: «C’était le camp de travail, ici. Les déportés étaient emmenés de force dans ces gros bâtiments pour travailler.»
Le guide s’arrête un instant pour montrer d’autres documents d’archives: «Pour les déportés, les SS avaient trouvé autre chose. Vous voyez ces citernes d’eau, eh bien elles ne servaient pas uniquement en cas d’incendie. Les Allemands obligeaient certains déportés à y plonger. L’eau était très sale et très froide. C’était clairement pour les humilier.»
On ne sait pas combien de déportés ont subi ces persécutions. On sait en revanche que le célèbre champion français de natation Alfred Nakache a été contraint à plusieurs reprises de mettre les pieds dans ces «pseudo-piscines».
Yvette est la nièce d’Alfred Nakache et «un peu sa mémoire». A 64 ans, elle reste disponible pour raconter, expliquer l’histoire de son oncle, «parce que je ne veux pas qu’on l’oublie». Né en Algérie en 1915, le nageur rejoint Paris à l’adolescence pour passer son bac et pour s’entraîner aussi. «A l’époque, il était déjà un sportif hors pair, il collectionnait les médailles et les records.»
Lorsque la guerre éclate en septembre 1940, il subit les premières mesures discriminatoires à l’égard des juifs. C’est à cette époque que la presse antisémite commence à s’en prendre au champion. Comme la revue collaborationniste Le Pays libre, qui se demande «si Nakache est Français, réellement Français». Ou comme l’hebdomadaire Je suis partout, qui «ne comprend pas pourquoi des gens s’évertuent à défendre le juif Nakache».
En 1943, la star de la natation est arrêtée par la Gestapo, transférée à Drancy, puis déportée à Auschwitz. Les SS vont en faire une sorte de «bête de foire». Pour tester sa résistance physique, «ils lui demandaient d’aller chercher des cailloux au fond de la citerne d’eau croupie et glacée. Parfois, il fallait qu’il plonge au fond pour chercher un couteau qu’il devait mettre entre ses dents. C’était inhumain.»
De l’enfer des camps d’où il sort vivant en 1945, Alfred Nakache n’a jamais rien raconté à personne. «Je n’ai jamais osé lui poser de questions sur ce qu’il a vécu, continue sa nièce. Il n’en parlait jamais, et je crois que c’était mieux comme ça.» Celui qui portait le matricule 172 763 s’est éteint le 4 août 1983.
Le guide nous raconte aussi que «les SS organisaient aussi parfois des simulacres de compétitions de natation dans ces citernes. Ils promettaient une double portion de nourriture au vainqueur. Les déportés y participaient dans l’unique but d’obtenir ce bout de pain supplémentaire. Sauf que la plupart ne savaient pas nager et sont morts noyés.» Preuve que l’inhumanité des nazis était sans limites.
«Dans le processus de déshumanisation qu’ils ont mis en place, le sens même du mot sport va être dévoyé, analyse Patrick Clastres. Il va être utilisé comme un outil de stigmatisation, de sanction et d’humiliation. Il va être synonyme de supplice.»
Soixante-six ans après la libération des camps, on ne sait pas ce qui arrivait aux déportés qui ne parvenaient pas à «relever les défis» des nazis. En revanche, plusieurs documents donnent des précisions sur le système des punitions mis en place par les Allemands à l’intérieur même des camps.
Dans Anatomie des SS-Staates, l’ouvrage de l’historien allemand Martin Broszat (1968), on apprend par exemple que ce système de punition était enseigné au sein de l’école de formation des SS à Dachau. A la base de cet enseignement, il y a un document très officiel appelé «le règlement de Dachau».
Dans ce texte, rédigé en octobre 1933 par le commandant allemand Theodor Eicke, on peut lire: «Tolérance signifie faiblesse. Par conséquent, le châtiment sera impitoyablement appliqué chaque fois que l’intérêt de la patrie l’exige. […] Qu’il soit dit aux agitateurs politiques et aux meneurs intellectuels subversifs, quelle que soit leur tendance: prenez garde à ne pas vous faire prendre, sinon on vous saisira à la gorge et l’on vous réduira au silence selon vos propres méthodes».
On comprend alors que les humiliations «sportives» subies par Alfred Nakache et les autres faisaient partie d’un programme de sanctions très établi. L’horreur devient insoutenable quand on apprend que cette punition par le «sport» équivalait au tout premier degré de sanction imposée par les nazis. C’est-à-dire le moins dur. Avant les coups de fouet, la pendaison, l’exécution par balle. Et le gazage.
source
LeTemps.ch