La tragédie de Lübeck
Un drame effroyable attend les déportés évacués sur Lübeck. Le témoignage de Louis Maury permet d'en suivre le déroulement .
• Le 19 avril, les SS embarquent les déportés par groupes de 70 dans des wagons. Le lendemain, le train arrive à Lübeck. Les prisonniers sont transférés dans les cales de deux cargos: l'Athen et le Thielbeck.
« Bousculés, poussés sur les passerelles, des milliers d'hommes sont jetés à fond de cale, écrit Louis Maury embarqué sur l'Athen. Frappés à coups de crosse, nous glissons plutôt que nous descendons à une vitesse vertigineuse par une échelle murale haute d'environ 10 mètres. Comme du charbon dans une soute, pêle-mêle, Russes, Français, Polonais, Belges sont enfournés dans cet immense tombeau. Beaucoup perdent pied et s'écrasent au fond, entraînant dans leur chute ceux qui les précédaient. Les Posten (territoriaux de la Wehrmacht) tirent d'en haut pour dégager le pied de l'échelle, où des malheureux, les membres brisés, s'enchevêtrent. »
• Les premiers jours, pas de nourriture ni d'eau. Dans cette cale, l'atmosphère est irrespirable.
« Comme il n'y a pas de tinette, il faut uriner sur la culotte du voisin et effectuer l'autre opération sur ses propres talons. Nous sommes presque tous diarrhéiques. 500 hommes par cale. En plusieurs jours, le niveau d'excréments monte vite. Dès qu'il y a un peu de houle, cette marée d'excréments monte sur les côtés jusqu'à une hauteur de 20 centimètres. »
• Le troisième jour, les Allemands jettent des boules de pain, qui sont partagées selon la loi du plus fort. Le quatrième jour, la pluie qui suinte à travers les madriers qui obstruent l'entrée de la soute permet, enfin, de se désaltérer un peu.
• Le Thielbeck reste au mouillage dans l'avant-port de Lübeck avec 2 000 détenus dans ses cales.
Le Thielbeck en 1940
• L'Athen quitte le quai avec 2 300 déportés dans ses soutes. Il rejoint au large le Cap Arcona, un ancien paquebot de croisière, et les prisonniers y sont transférés. Le Cap Arcona recevra d'autres " arrivages " et finira par héberger 6 500 déportés, sous la garde de 500 SS. A bord, les détenus allemands sont installés dans les cabines de première classe, les SS s'étant attribué les cabines de luxe. Aux Polonais et Tchèques les cabines de deuxième classe. Les Français, 1 500 environ, les Belges, Hollandais, Espagnols, Italiens se partagent la troisième classe, les Soviétiques restant dans les cales. Les Français apprécient cette amélioration de leur sort, car ils disposent enfin d'un peu d'eau courante, dont ils sont privés depuis longtemps.
• Le 3 mai, dans la rade, les nombreux bâtiments de guerre allemands ayant tous disparu dans la nuit, il ne reste que les quatre bateaux de déportés: Cap Arcona, Thielbeck, Athen et Deutschland. Peu après 12 heures, l'Athen lève l'ancre et met le cap sur le port de Neustadt.
• À 14 h 30, une escadrille de chasseurs-bombardiers anglais pique sur les bateaux. La première bombe de 500 livres tombe entre le Cap Arcona et le Thielbeck. Les suivantes atteignent les bateaux. En vingt minutes, le Thielbeck sombre le premier avec 2 000 détenus dans ses cales. Une cinquantaine seulement parviendront à se sauver.
• Le Deutschland sombre à son tour. Comme il est beaucoup plus au large, il n'y aura aucun survivant.
• Le Cap Arcona est à son tour touché à mort.
« Plusieurs incendies s'allument, écrit Louis Maury. Le feu se propage à une vitesse extraordinaire. Quand les déportés français et belges parviennent à sortir de leurs cabines, il est déjà trop tard. Certaines issues ont été bloquées par les explosions. Les autres portes, qui devaient s'ouvrir vers l'intérieur, sont férocement comprimées par la foule hurlante de douleur et d'effroi qui tente de s'enfuir vers l'entrepont. Les mitrailleuses des SS qui sont encore à bord ouvrent le feu. C'est le reflux vers les écoutilles. La pression sur les portes est maintenant double; elles ne céderont ni d'un côté ni de l'autre: à l'extérieur c'est le feu des armes, à l'intérieur celui de l'incendie qui gagne du terrain. Dans les cales où sont parqués les Soviétiques, l'horreur est indescriptible. On se bat sans merci pour accéder aux quelques échelles de fer. L'atmosphère est devenue très vite irrespirable. Des centaines d'hommes asphyxiés sont piétinés par d'autres, qui s'écroulent à leur tour. Seuls les plus forts pourront se glisser à l'air libre: ils y découvriront une autre forme d'enfer. Le paquebot se couche sur le flanc et ne sombre pas car sa largeur est supérieure à la profondeur de la baie en cet endroit. Un petit nombre de déportés peuvent ainsi sortir par les hublots de bâbord et nagent vers le rivage proche de 3 kilomètres. De la berge, des SS les mitraillent.»
150 hommes environ s'en tireront, dont 11 Français.
• Quant à l'Athen qui venait de s'éloigner des autres bâtiments, il va échapper miraculeusement au naufrage.
« La DCA se déchaîne, des avions piquent, des explosions formidables secouent la coque, écrit Louis Maury qui est à bord. Une secousse plus formidable que les précédentes ébranle l'avant du navire. Les hommes sont hébétés, comme paralysés. Tout à coup, les Russes montent à l'assaut de l'échelle, soulèvent avec leurs épaules les énormes madriers en poussant des cris effrayants. Le plafond cède, le jour apparaît. Impossible de monter sur cette échelle unique, encombrée de mains, de pieds gluants. Nous nous accrochons aux épaules, aux poches, sauvagement. Une odeur âcre de fumée saisit à la gorge. Il ne faut pas tomber, car tomber c'est ne plus pouvoir remonter et c'est la mort à quelques heures de la libération. Le bateau penche manifestement. Un grand nombre restent au fond de la cale, prostrés, incapables d'un mouvement. Nous nous agrippons avec l'énergie du désespoir, bavant, toussant, les vestes déchirées. Les explosions se succèdent sans arrêt. Nous jaillissons sur le pont comme projetés par une force inusitée. La panique est indescriptible. Tout près de nous, le Cap Arcona est en flammes. D'énormes volutes de fumée s'en dégagent, qui se rabattent sur nous. Des cris terrifiants s'en échappent. Des centaines d'hommes ne peuvent sortir des étroits couloirs où ils s'écrasent, asphyxiés par la fumée, brûlés par les flammes. Des centaines d'autres, déjà dans l'eau, coulent par congestion, par épuisement, ou atteints par les balles des Posten embarqués sur les chaloupes et qui veulent les empêcher de s'y accrocher. De féroces pugilats ont lieu autour de ces chaloupes qui chavirent... Une corde pend à l'extérieur. Des grappes humaines s'y laissent glisser. Je saute et je tombe maladroitement. L'eau glacée me suffoque. Je ferme les yeux. Je ne saurai jamais comment j'ai atteint la jetée. »
Le 4 mai les autorités britanniques établissent le premier bilan. Il y a 7 300 disparus parmi les déportés et 600 parmi les Allemands. En moins d'une heure étaient morts l'immense majorité des déportés évacués de Neuengamme sur Lübeck.