Deux versions d'une boutade célèbre de Staline à propos des officiers allemands :
Le récit de Heydecker et Leeb (pour ne pas faire trop long, les préliminaires et les motifs de la conférence n'ont pas été reproduits) :
Depuis la conférence de Téhéran, en novembre 1943, les Occidentaux connaissent les idées de Staline à ce sujet. Le maître tout-puissant de l'Union soviétique n'en fait point un secret. Il annonce ses intentions au cours d'un dîner qu'il offre à ses chers amis Churchill et Roosevelt. Un dîner à la russe : sans cesse, l'un ou l'autre des convives porte un toast sur ceci ou cela - le beau temps qu'on espère pour le lendemain, ou les livraisons de matériel de guerre. Chaque fois tout le monde se lève et, solennellement, boit une gorgée de champagne de Crimée ou de vodka. (Seul Churchill s'en tient obstinément au brandy.)
Ce soir-là, on en est au vingtième toast, pour le moins. Le repas touche à sa fin. Jusqu'à présent, pas la moindre fausse note: Stalingrad et El Alamein ayant manifestement sonné le glas de la puissance hitlérienne, une joyeuse unanimité règne autour de la table. Mais voilà que Staline apporte une dissonance soudaine dans cette belle harmonie.
- Je propose de boire à une justice aussi expéditive que possible pour les criminels de guerre allemands. Buvons à la justice du peloton d'exécution...
Il s'interrompt comme pour goûter le silence de plomb provoqué par ses paroles. Puis, martelant chaque syllabe, il poursuit :
- Je bois à notre résolution de les liquider dès leur capture. Tous, sans exception. Il y en aura quelque cinquante mille...
Un bruit de chute fait sursauter tout le monde. C'est la chaise de Churchill qui s'est renversée. Le vieux lutteur s'est dressé d'uni bond, avec une rapidité surprenante chez un homme aussi corpulent, aussi flegmatique.
- De tels procédés, s'écrie-t-il, écarlate, seraient en contradiction formelle avec les conceptions que nous autres Britanniques avons du Droit et de la Justice! La Grande-Bretagne ne se prêtera jamais à l'accomplissement d'un assassinat collectif. Jamais !
« Staline a l'air de bien s'amuser, note Elliot Roosevelt, fils du président des U.S.A. et son adjoint-secrétaire-biographe. Impassible en apparence, il répond d'un ton courtois, tout en nous adressant des clins d'oeil complices. »
Churchill lui-même, dans ses Mémoires, rapporte l'incident dans tous ses détails.
« Staline estimait qu'il fallait d'abord liquider le grand état-major des Allemands. D'après lui, « la puissance de frappe » des armées hitlériennes dépendait essentiellement de quelque cinquante mille officiers et experts. Leur exécution détruirait la capacité militaire allemande pour des générations.
« Je répliquai que ni le Parlement britannique ni notre opinion publique n'accepteraient des exécutions sommaires. Les Russes commettraient une lourde erreur en sous-estimant notre fermeté sur ce point. Et comme Staline insistait sur la nécessité de fusiller au moins cinquante mille hommes, je déclarai, d'un ton glacial, qu'à mon sens, l'exécution sommaire était inadmissible. Tout homme, nazi ou non, devait être jugé régulièrement, c'est-à-dire en tenant compte des faits et preuves établis. »
Staline secoue la tête. Alors, Churchill, d'une voix tremblante, lance sa phrase célèbre :
- Je préfère qu'on me conduise sur-le-champ dans le jardin pour m'abattre, plutôt que de laisser souiller mon honneur et celui de mon pays par une telle abomination.
Roosevelt n'est pas encore intervenu dans la discussion. Comme Staline se tourne vers lui, il essaie de détendre l'atmosphère par une boutade :
- Je me rends compte qu'il faudra trouver un compromis. Nous pourrions peut-être renoncer au chiffre de cinquante mille hommes à fusiller pour nous mettre d'accord sur, disons, quarante-neuf mille cinq cents.
Russes et Américains éclatent de rire. Les Britanniques se taisent. Eden cherche le regard de Churchill et lui fait un signe d'apaisement. Mais le Premier Anglais est incapable de se calmer. Il quitte la table pour s'isoler dans une pièce voisine. Planté devant la fenêtre, la tête rentrée dans ses épaules massives, il contemple le jardin nocturne. Mais à peine une minute plus tard, Staline et Molotov viennent le chercher, en affirmant qu'ils ont simplement voulu plaisanter. A vrai dire, Churchill ne les croit qu'à moitié; cependant, il accepte de retourner dans la salle.
La relation de la conférence par Annnette Wieviorka :
Téhéran, 29 novembre 1943. Roosevelt, Staline et Churchill sont attablés pour le dîner avec quelques membres de leurs suites respectives. La conversation porte sur le sort du Reich après sa défaite et le Soviétique lance : « Il faut fusiller 50 000 Allemands. », en précisant que son propos concerne avant tout les officiers de carrière. Le premier ministre anglais dit qu’il préférerait être fusillé lui-même plutôt que de donner son accord. Roosevelt, pour calmer le jeu, propose une transaction : « On pourrait n’en fusiller que 49 000. ». Mais Churchill n’est pas d’humeur à badiner : il s’emporte et quitte la pièce, poursuivi par Staline et Molotov qui le décident à se rasseoir, en prétendant que la proposition n’était qu’une plaisanterie.
Cette anecdote est souvent racontée. Suivant ses affinités politiques, le narrateur convient plus ou moins volontiers que le terrible maître du Kremlin plaisantait, mais il omet presque toujours de remarquer que cette évaluation des peines capitales à prononcer en Allemagne était présentée lors d’un dîner et non d’une séance de travail. Sérieuse ou non, elle n’était donc qu’un ballon d’essai. On peut parler d’une suggestion soviétique mais en aucun cas d’une exigence . La question n’était pas mûre et ne devait pas l’être avant un an et demi… c’est-à-dire avant la chute du Reich et son occupation totale par les trois convives, avec le renfort, in extremis, de la France, sauvée du déshonneur et de l’impuissance par la lucidité précoce du général de Gaulle et son aptitude à rassembler ses compatriotes lors de la libération du pays.
Il est un autre point qu’on ne remarque pas assez : si les Soviétiques apparaissent fort gourmands en termes numériques, ils sont en revanche, à ce moment, les plus modérés quant à la façon de prononcer les peines. Ils veulent un procès régulier et ont été les premiers à le dire, par l’intermédiaire d’Ivan Maisky, leur ambassadeur à Londres. (...)