Des désespérés décident de précipiter la fin du calvaire et se suicident par balle ou en se tranchant les veines.
« On entendait alors dans notre tombeau des détonations lointaines. » A sa demande, Fisser donne un pistolet à son voisin, qui met fin à ses jours.
Il tente de faire de même, mais tombe inconscient avant d’avoir pressé la détente. Il se réveille, se maintient vivant en buvant son urine. Il perd la notion du temps.
Alors que la mort est proche, il perçoit le bruit des secours allemands, ténu puis plus fort, rassemble ses dernières forces pour crier.
« Des hommes se penchaient sur moi et me donnaient d’abord de l’eau à boire. » Le survivant est transporté sur une bâche de tente.
« Une fois à l’air libre, nous étions pris sous un violent tir, et mes porteurs ont dû s’aplatir au sol. Mais le destin a voulu que je sois sauvé. »
Ayant repris plus solidement le terrain en septembre 1917, les Allemands conduisent une exploration pour retrouver les corps, mais reculent devant l’odeur de putréfaction.
Et puis, à quoi bon s’échiner à sortir ces cadavres ? Toute la colline n’est plus qu’un vaste cimetière où reposent pêle-mêle des milliers d’hommes des deux camps.
Le plateau de Californie 1917
Les corps sont abandonnés là, pendant et après la guerre.
En 1935, lasse d’aligner les croix dans les nécropoles militaires, la France cesse officiellement les recherches des dépouilles mortelles.
Le tunnel n’a pas été trouvé et garde donc ses secrets.
Dans les années 1960, profitant du réchauffement des relations franco-allemandes, une équipe venue d’outre-Rhin explore bien le terrain, mais sans parvenir à se repérer
sur les lieux, tant la géographie a été bouleversée par les combats.
Le tunnel de Winterberg paraît dès lors introuvable. C’est à se demander s’il a vraiment existé…
« Tout cela est tombé dans l’oubli », résume Markus Klauer, 58 ans, un historien allemand et ancien militaire qui vit en France, où il mène des recherches sur cette période,
en liaison avec les autorités allemandes.
Alain Malinowski, lui, continue d’y croire dur comme fer, à cette histoire de tunnel.
« Je n’ai jamais douté que des gars étaient là. » Les plans retrouvés le confortent. Ce sépulcre devient pour l’agent de la RATP, devenu entre-temps retraité,
une obsession qui l’occupera durant quinze ans. Fort des plans en sa possession – précis jusque dans les courbes de niveau –, mais aussi d’autres documents dénichés,
notamment des descriptions recueillies lors des interrogatoires de soldats allemands faits prisonniers par l’armée française pendant ces journées indécises,
il multiplie calculs et triangulations.
Sur place, en 2009, il découvre un embranchement de chemins figurant sur une carte d’époque.
Cet indice a échappé au chamboulement de la zone. De là, il poursuit sa progression avec un décamètre fiché sur un bâton, parvient à un emplacement que rien ne distingue.
« Je le sentais. Je savais que j’étais tout près, que le tunnel était là, quelque part, sous mes pieds. »
C’est, il en est convaincu, une des découvertes les plus importantes depuis qu’au début des années 1970 ont été exhumés, au mont Cornillet (Marne),
600 corps d’Allemands pareillement enfermés vivants dans un tunnel.
Le chercheur amateur fait alors part de ses certitudes aux autorités. Il monte un dossier avec les plans et les témoignages.
En 2010, il traîne sur place des représentants de l’Office national des anciens combattants et du Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge, une association privée,
chargée de retrouver tous les morts allemands dispersés sur les champs de bataille d’Europe.
Mais Alain Malinowski ne parvient pas à leur faire partager sa foi. Et puis, les investissements s’annoncent lourds pour un résultat improbable, lui rétorque-t-on.
Il s’obstine, écrit à Angela Merkel, le 20 juin 2010… Il lui fait part de sa conviction, se tient à la disposition de qui cela voudra bien intéresser. Aucune réponse.
C’est l’impasse.
Mais il est des hommes plus pugnaces encore qu’Alain Malinowski :
ses fils, Pierre et Erik. Leur père leur a transmis dès l’enfance son goût pour l’histoire. Erik, 30 ans aujourd’hui, se souvient l’avoir accompagné, pour la première fois,
à l’âge de 5 ans sur un ancien champ de bataille. A son tour, il s’est immergé dans les récits de la guerre des tranchées.
« La passion ne m’a jamais quitté », dit-il. Il passe désormais l’essentiel de ses loisirs à retourner le terrain du mont Sapigneul, autre lieu de terribles combats,
à la recherche de cartouches ou d’éclats de shrapnels, et plus encore de réminiscences de ce que vécurent ici des hommes.
L’aîné, Pierre, 33 ans, a suivi les mêmes rites initiatiques. S’il partage le goût immodéré de son père pour 14-18, il n’use pas exactement des mêmes méthodes.
Mettons qu’il n’a pas hérité du sens paternel de la légalité… Il s’est d’ailleurs taillé une solide réputation de flibustier dans le giron archéologique et au-delà.
Personnage au style très direct, dans la parole ou dans l’action, il agace les autorités en faisant fi des règles.
« Il est borderline, voire au-delà de la limite, résume Yves Desfossés, archéologue de la direction régionale des affaires culturelles, chargé de mission « conflits contemporains »
pour les Hauts-de-France et le Grand-Est. Il se fixe un but et va s’affranchir des contraintes, notamment administratives pour y parvenir. »
Pierre Malinowski
La loi punit les fouilles clandestines et assimile à une violation de sépulture le fait de déterrer un corps, fut-il laissé à l’abandon dans un champ ou un bois.
Et ça, Pierre Malinowski ne peut s’y résoudre. « Ces hommes n’étaient pas des militaires professionnels mais des pauvres gars, des paysans, des ouvriers, des artisans,
des commerçants qui n’avaient rien demandé à personne, affirme-t-il. Ils se sont battus au-delà de ce qui était humainement faisable et n’ont même pas eu le droit à une tombe.
Se dire qu’ils sont là, abandonnés quelque part, sans sépulture, je ne le supporte pas. »
Alors, le corsaire flirte avec les interdits. Il appelle parfois Yves Desfossés pour lui annoncer avoir déterré un corps, et que les autorités n’ont donc plus qu’à venir le chercher
pour l’inhumer dignement. « Il me dit qu’il a fait sa découverte fortuitement mais ce fortuitement est assez léger », précise l’archéologue officiel.
Surtout quand la dépouille en question se trouvait à plusieurs mètres sous terre… Dire si les relations entre les deux hommes oscillent entre courroux et admiration.
Un jour que Pierre Malinowski avait poussé le bouchon un peu loin, Yves Desfossés a bien été obligé d’ouvrir une procédure contre lui.
Mais celle-ci a été arrêtée en plus haut lieu…
Car si son parcours s’écarte des canons académiques, Pierre Malinowski a le bras long.
Titulaire d’un simple brevet des collèges mais nanti d’une faconde illimitée, cet ancien légionnaire fricote depuis ses vingt ans avec l’extrême droite française
et avec les aréopages poutiniens de Moscou, où il vit une partie de l’année. Il dispose depuis peu de ses entrées à la présidence de la République française, tentant de jouer
les bons offices entre le Kremlin et l’Elysée.
Mais Pierre Malinowski n’a jamais oublié le Chemin des Dames.
La nuit de Noël, assure-t-il, il se rend sur le champ de bataille et allume des lanternes chinoises qu’il lâche dans le ciel de l’Aisne en hommage à tous ces hommes morts
dans l’anonymat. Avec les années, il a réuni autour de lui une bande d’amis et de passionnés de la Grande Guerre, prêts comme lui à défier la légalité pour faire rendre à la terre l
es pans de mémoire qu’elle a enfouis.
En 2019, cela fait près de dix ans que son père se heurte au scepticisme sur le tunnel. Erik a pourtant recalculé avec certitude, grâce à des coordonnées GPS,
l’emplacement et la hauteur de l’entrée. Il ne reste plus qu’à creuser…
Alors, à l’hiver 2019-2020, Pierre décide d’en avoir le cœur net, quitte à s’affranchir une fois encore des protocoles. Il monte une véritable opération commando,
dans la nuit du 22 au 23 décembre.
Cette première expédition, menée à la pelle et à la pioche, ne donne rien. L’équipe revient sur place dans la nuit du 1er au 2 janvier, avec des moyens supplémentaires.
Dans le plus grand secret, elle achemine cette fois une pelleteuse transportée sur un semi-remorque…
L’excavation débute vers 22 heures, à la lumière des lampes frontales et sous une pluie glaciale.
Après quelques coups de godet, les francs-tireurs mettent au jour les étais noircis par l’explosion de l’obus.
Pierre Malinowski, Jonas Berteau, un ancien légionnaire lui aussi, et Jérôme Rigaut ont vite fait de déblayer l’entrée à la pelle.
L’équipe découvre alors deux mitrailleuses MG08 et deux corps de servants, trois cents cartouches de masque à gaz, des éléments du poste de télégraphie, des baïonnettes intactes,
un couteau neuf et un fusil étonnamment conservé, la cloche placée à l’entrée du tunnel, les rails Decauville transportant les munitions…
« Plus on avançait, plus on trouvait d’artefacts, se souvient Stéphane Pumilia, 46 ans. On vivait à un siècle de distance le récit des survivants. Rien n’avait bougé, comme à Pompéi. »
L’équipe filme et photographie sa progression, ponctuée d’exclamations à chaque nouvelle découverte.
Après quelques mètres à creuser dans un sol sablonneux qui menace de les ensevelir, ils stoppent leurs fouilles.
« On avait ce qu’on voulait, la confirmation à 100 % que c’était bien là le tunnel de Winterberg, raconte Pierre Malinowski.
Ensuite, on a tout rebouché et on est reparti vers 3 h 30. »
Le fils réveille son père pour lui annoncer la nouvelle. « J’ai eu une certaine fierté », dit le père. « Il a pleuré », assure le fils.
Comme d’habitude, Pierre Malinowski met les autorités devant le fait accompli dans les semaines suivantes.
Une réunion franco-allemande est organisée sur place, à laquelle participent Yves Desfossés et Markus Klauer. Est également présent un représentant du VDK,
qui missionne discrètement, en plein mois d’août, une entreprise spécialisée munie d’un équipement radar.
Leurs appareils confirment que le tunnel est bien là, dont la partie antérieure semble être restée intacte. Le rapport d’expertise est en cours de finalisation.
Son résultat devrait être rendu public prochainement. Sollicité, le VDK n’a pas répondu aux demandes du Monde.
La Bundeswehr pourrait débuter la campagne de fouilles au printemps prochain. Allemands et Français discutent déjà de la procédure, les premiers étant surtout intéressés
à retrouver au plus vite les corps, les seconds estimant nécessaire de prendre le temps de conduire un travail archéologique en bonne et due forme.
Les Malinowski, eux, ne sont guère tenus informés des suites. « Tout va se faire sans nous. Je suis toujours le pestiféré », constate Pierre Malinowski.
Persuadé que les vivants peuvent rapprocher les morts, il rêve cependant que ce lieu puisse devenir l’objet d’une rencontre symbolique entre Angela Merkel
et Emmanuel Macron. Alain, son père, espère pour sa part qu’on le laissera pénétrer un jour dans ce tunnel qui fait partie de sa vie depuis tant d’années.
Sur son écran d’ordinateur, il parcourt un site allemand recensant 186 soldats du 111e RIR portés disparus les 4 et 5 mai 1917 à Craonne.
Otto Lay, Josef Maier, August Oehler, Aloïs Riehle, Friedrich Schlechter… Ces hommes attendent depuis plus d’un siècle dans le tunnel de Winterberg qu’on les sorte enfin
de ce tombeau.
Par Benoît Hopquin (Craonne, Aisne)
source
cvitrolles.wordpress.com